Ce film magistral est sans doute plein de références, et des meilleures:
- Fellini, pour l'art d'emmener le spectateur en bateau, avec pendant une dizaine de minutes, quelques fausses pistes, qui pourraient relever d'un scénario des plus classiques, la boxe thaï, le trafic de drogue, Bangkok...avant de tout exploser. Tous ces pseudo thèmes n'ont évidemment aucune importance ...
- Kubrick, pour son approche de la mise en scène, sans aucune faille technique, avec la richesse des décors, à la fois très kitsch et superbes, avec la recherche systématique d'une symétrie parfaite, avec un énorme travail sur la bande son et sur la musique ...
- David Lynch, plus encore, dans le lien entre l'esthétique retenue, décors de couloirs aux profondeurs obscures, espaces immenses ou réduits par des avant-plans comme des volets, prédominances chromatiques - et l'imbrication constante entre réalité vécue (?) et fantasmée ...
Et surtout, bien au-delà de toutes ces références (et de bien d'autres), Winding Refn lui-même, qui ré-invente le cinéma. Le film est impossible à résumer (sauf à réduire son immense richesse à une ligne et demi), pour la simple raison qu'il ne relève pas du langage écrit - mais qu'il développe son langage propre, marqué par la fusion des images, des sons, de la musique et des rares mots.
Leur agencement ne doit évidemment rien au hasard. Le "récit", certes non événementiel, suit une ligne, certes très brisée, avec des ruptures, des leitmotivs, des accélérations et des pauses, une ligne qui tolère même l'improvisation comme le précisent les divers interviews de Ryan Gosling. Par delà la thématique très banale de la vengeance et de l'extrême violence, on pourrait ainsi s'interroger,sur celle, sans doute plus prégnante, de l'impuissance masculine, de la mère castratrice, de l'oedipe extrême refoulé et transféré; on pourrait s'intéresser aussi à la place des images à dominante rouge, à dominante bleue, dans ces univers parallèles, entre réalité et fantasmes; on pourrait s'intéresser encore à la thématique de la protection de l'enfance et de la jeunesse contre les parents monstrueux, reprise au moins à quatre moments clés du film; ou encore à la toute-puissance du personnage très mystérieux, intouchable du policier ou du dieu, peut-être fantasmé lui aussi. On pourrait, mais on ne le fera pas (ou alors bien plus tard après de nouveaux visionnages), car l'essentiel n'est pas là.
Il est dans le fait que ce film, quasiment sans scénario, avec de multiples répétitions et des temps morts délibérément prolongés, se passe extraordinairement vite et dans un plaisir permanent.
Quelques mots, en passant, sur l'interprétation et sur la violence, éléments clés de cette réussite exceptionnelle :
- Ryan Gosling, mutique et mono-expressif, confère très paradoxalement une dimension de mystère à son personnage à la fois écrasé et en mutation; de même Kristin Scott-Thomas se révèle très crédible, dans un étonnant contre-emploi, d'abord physique. Mais c'est le troisième homme qui emporte tout - Vithaya Pansringarm en ange de la vengeance, sous les traits d'un vieil oncle de province, au visage un peu replet fait littéralement exploser l'écran à chacune de ses apparitions - en exécuteur cruel ou en chanteur de charme (les larmes des policiers sur les plans ultimes !), en protecteur des enfants ou en stratège irrésistible (quand on ne peut pas rattraper quelqu'un à la course parce qu'on est un peu vieux, il suffit ... de marcher). Sa silhouette hantera désormais et pour longtemps le panthéon des plus grands méchants du cinéma ...
- La violence est souvent hors-champ, et toujours très stylisée, ritualisée même (les 150 moments du film où l'ange de la vengeance sort son sabre avant d''accomplir son oeuvre !) - assurément esthétique et très jouissive.
Plus que du grand cinéma, du cinéma ...