un diamant gigantesque qui résonne comme un gong, suspendu au bout de l'espace

"Only lovers left alive" part de cette merveilleuse convention de départ, à l'apogée du romantisme : profiter de l'immortalité pour exacerber sa perception du beau..

Avec leurs clavicules finement ciselées, leurs habitudes nocturnes et un goût exquis, Adam et Eve sont le couple le plus cool que vous pourriez imaginer. Adam (Tom Hiddleston) vit dans un vaste appartement dans les ruines pittoresques de Detroit, entouré de disques vinyles et de guitares vintage acquis par un jeune coursier désireux nommé Ian (Anton Yelchin). Eve (Tilda Swinton) hante les ruelles de Tanger, lit avec avidité des livres anciens puis va dans un café retrouver Christopher Marlowe (un John Hurt délicieusement grisonnant), qui regrette encore, cinq siècles après, d'avoir laissé Shakespeare signer ses pièces.

"Only Lovers Left Alive», dernière célébration de l'art: c'est le style et la conversation sans but de Jim Jarmusch qui brule lentement ce vieux Kit Marlowe, bandit littéraire originel, si vivace quoique fatigué. Marlowe est le confident et mentor d'Eve, il habite dans une ville associée aux derniers jours des grands écrivains-renégats comme William S. Burroughs et Paul Bowles.

Oui, un autre film de vampire. Mais M. Jarmusch n'est pas Stephenie Meyer, Mme Swintonn n'est pas Kristen Stewart, et, malgré son titre, "Only Lovers Left Alive" est moins sur le sexe que sur l'art. Le vampirisme, en d'autres termes, sert de métaphore non pas pour le désir insatiable, mais pour la créativité passionnée. M. Jarmusch imagine la tribu des morts-vivants buveurs de sang comme une sorte d'aristocratie esthétique, comptant dans leurs rangs la plupart des génies du monde de la peinture, de la fiction, du cinéma et de la musique. Byron et Shelley sont épinglés, une sélection rigoureuse des livres (y compris "Don Quichotte" et "Infinite Jest") sont emballés dans les valises d'Eve, et sur les murs d'Adam sont accrochés entre autres les portraits de Buster Keaton, Mark Twain et Robert Johnson.

Bien qu'il ne soit pas précisé que tous ces artistes étaient des vampires, il est clair que Adam, Eve et leurs rares semblables sont particulièrement sensibles à certaines formes de beauté. Ils sont les muses et les critiques idéales : ils ont aussi beaucoup de temps pour lire et écouter de la musique tandis que dort le reste d'entre nous. Une partie de la pathétique du film réside d'ailleurs dans le constat que nous, qu'ils appellent les zombies, avons perdu ou gaspillé la capacité à apprécier l'art. Quand Eve visite Detroit, Adam lui montre le Théâtre Michigan, autrefois un temple du film, désormais décrépit et un symbole de son propre malaise. Sa dépression, déclenchée par les zombies et leurs manières vulgaires, l'a porté au bord du suicide.

Adam et Eve ne sont pas du genre à sortir et mordre le cou : Ils achètent leur nourriture à des professionnels de la santé et boivent dans des verres galbés de longs pieds. Mais le film ne se prive pas de faire un autre lien métaphorique familier entre vampirisme et toxicomanie: repus de sang, leur tête recule et la salle commence à tourner. Il est également clair que tout le monde ne gère pas l'addiction aussi bien que Adam et Eve, confère la visite de la jeune soeur Ava (Mia Wasikowska).

Quand vous vivez depuis des centaines d'années sans l'inévitabilité d'une fin naturelle, il n'y a aucune raison de se dépêcher. Ainsi M. Jarmusch devient orfèvre du cinéma lent, et on se surprend à suivre ce film comme si on lisait un roman. Ce qui soutient "Only Lovers Left Alive" est moins une histoire de sensibilité qu'une attitude de connaisseur nostalgique et un peu grincheux.

Il y a quelque chose d'un peu vieillot dans l'idée d'un romantisme qui assimile la créativité avec la dépendance chimique, et aussi quelque chose d'un peu usé sur la mystique de la contre-culture qu'Adam et Eve incarnent. Ils sont sans aucun doute séduisants, et tous ceux qui partagent leur musique, leurs intérêts littéraires et cinématographiques se reconnaitront dans l'entreprise.

Au fond, le film sonne comme une protestation contre les enfants des générations de zombies et leurs facilitateurs, créatures numériques distraites faisant peu de cas de l'exquis, porté ici à son paroxysme sensuel. Etant moi-même presque cinquantenaire, je peux certainement sympathiser, mais je suis aussi un peu surpris de voir l'un des héros d'avant-garde de ma propre jeunesse tourner conservateur. À bien des égards, "Only Lovers Left Alive" est l'un des films les plus voluptueux de M. Jarmusch - plein d'images et de sons rares et magnifiques, avec de lourds soupirs nostalgiques et parsemés de blagues ironiques. Mais il est infiniment mélancolique et lointain, comme l'écho d'un temps qui ne reviendra plus, ne se rattrapera plus : “ un diamant gigantesque qui résonne comme un gong, suspendu au bout de l'espace ”
MarcoSerri
9
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Créée

le 8 sept. 2014

Modifiée

le 15 nov. 2014

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5 j'aime

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5

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