Le monde de Macbeth réinventé par Orson Welles était en quelque sorte celui des premiers âges. Le château gardait un aspect de grotte préhistorique et, dans cette étouffante atmosphère barbare, les éléments semblaient encore mal dissociés, la pierre toujours ruisselante d’eau. Dans la marmite des sorcières une mixture bouillonnante venait crever en bulles à la surface, rejetant la statuette mal pétrie du thane de Glamis. Othello en revanche a pour cadre les larges espaces clairs des cités méditerranéennes, riches palais à l’architecture luxuriante, calmes canaux où passent des gondoles d’amour ; tout le confort et l’aisance d’un peuple de marchands, manifestation d’une civilisation attachée à l’ordre et à la tradition. Un tel environnement se prête moins à l’activité des fantômes. Pas de forces de l’au-delà pour abuser la conscience naïve d’Othello, reparti aux portes de l’Asie Mineure afin de défendre l’île de Chypre. Dans l’équilibre des lumières où si faible est la place laissée à l’obscurité, mais qui relie plus étroitement les hommes entre eux, c’est du fourbe Iago que viendra la trahison. Ainsi éclatent la faiblesse du général, le dérèglement de son esprit, l’étendue de sa crédulité. C’est à peine si le doute lui fait un instant craindre son enseigne ; il suffit d’une protestation de celui-ci pour le convaincre. Et l’idée monstrueuse est à peine jetée dans cette tête prête à toutes les fantaisies du soupçon qu’elle y germe et cultive la réalité d’un crime imaginaire. Othello marche seul, ressasse, macère l’obsession qui l’infuse lentement comme un poison, avant de lui frapper le tympan avec la voix du bronze. Les remparts se peuplent de femmes riant de lui, montent et descendent au rythme de la mer et de son souffle. Comme sur la terrasse du château de Dunsinane, il retrouve son ombre déformée et grandie, tache noire que son âme dissocie de sa chair pour mieux la préparer au terrible châtiment. Le meurtre de Desdémone accompli, tout est bien au cœur du chaos ou de l’enfer, le lit défait et comme souillé, le corps qui roule à terre, la marche affolée d’Othello et les grilles qui l’encagent, jusqu’à sa mort.


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Que la pensée maladive du jaloux soit réduite à tourner interminablement sur elle-même ne suffit pas au cinéaste : il lui faut aussi faire découvrir un univers clos d’où toute possibilité de s’échapper est vaine, où toute liberté apparaît illusoire. Dans une telle perspective, le rôle dévolu aux décors plafonnés et aux contre-plongées emprisonnant l’acteur est bien évidemment crucial. Voûtes et colonnes l’empêchent de fuir, le rejettent vers le centre du cadre, en font la balle toujours rattrapée et renvoyée d’un jeu de claustration dont il sort perpétuellement vaincu. Si la mise en scène très fragmentée (on dénombre mille cinq cents plans) se justifie par des considérations d'ordre économique, son mérite est surtout d’abandonner l’espace et la durée classiques au profit de ceux qu’exige un art mis au service du Destin. Le montage saccadé et les mouvements d’appareil acrobatiques, qui vont jusqu'à suggérer des figures de danse pure, ne révèlent que des fragments brusquement imposés par un retour de la conscience à la réalité. Tout se passe comme si le monde perdait sa consistance, comme si les objets n'étaient plus que les signes d'une algèbre dramatique. Les lanternes décorées, les ombres projetées des claies, les armures luisantes devant lesquelles passe Desdémone après s'être querellée avec son époux sont moins des composants ornementaux que des éléments symboliques, analogues à l'aquarium devant lequel se déroulait la scène d'amour de La Dame de Shanghai. La montée angoissante du malheur brise l'écriture : rythme haletant des séquences, jouant de la mobilité de la caméra et de l'alternance des plans de demi-ensemble et des gros plans fixes, gestuelle des acteurs se fuyant, s'approchant, se heurtant presque en des convulsions désordonnées, tout s'unit à la lente invasion de l'écran par les ténèbres, d’où émerge la blancheur d’une robe, l’envol des gazes, la pesanteur des brocarts. Jusqu’à ce que retombe la trappe ovale qui clôt le long flash-back et referme dérisoirement ce monde sur lui-même, comme pour nous préserver de sa contemplation en l’isolant avec son propre mal.


L'image impose à elle seule cette vision éclatée. Après une introduction hiératique rappelant par sa composition l'Eisenstein torturé de Que Viva Mexico !, la tonalité s'adoucit pour évoquer Venise, une tour, une rue ou un passant dont on ne voit que le bas de la pèlerine. À Chypre cependant, la splendeur latine laisse sourdre peu à peu l'inquiétude alors que se multiplient ombres sur les murs, contre-jours, visages de plus en plus brutalement éclairés. La forteresse est un univers mental incertain, à la topographie insaisissable, piège et labyrinthe à la fois puisqu’on n’y peut jamais reconnaître les passages déjà empruntés et que partout les motifs de barreaux, de grilles, de cages, d’entrelacements de branchages enferment les personnages dans leurs réseaux menaçants. De cette obstination à déstabiliser l’espace témoigne la fusion systématique des citadelles de Mogador et de Safi, si dissemblables et qui pourtant ne font plus qu’une dans la fiction. Mais également une perte des repères de plus en plus prononcée à mesure que progresse l’égarement d’Othello, annexé par Iago, et que se multiplient les escaliers intérieurs ne menant nulle part. Que l’on songe à la scène où Emilia, penchée à la fenêtre, voit verticalement Desdémone sortir sur une place au dallage vénitien quand elle vient juste de quitter une pièce qu’on suppose quasi souterraine ; ou à l’oculus qui s’ouvre, au mépris de toute vraisemblance spatiale, au-dessus des expansions indéchiffrables de la chambre de la jeune femme pour permettre aux témoins mystérieusement surgis de regarder d’en haut le meurtrier. La temporalité est semblablement incertaine, qui mêle inextricablement le jour et la nuit lors de la scène nocturne commençant dans les ruelles de Mogador où Iago pousse Cassio à boire, se poursuivant avec la confuse bataille de Mazagan et s’achevant par l’apparition d’Othello et de Desdémone, en vêtements de nuit, dans la palais papal de Viterbe écrasé de soleil. Jamais le cinéaste n’avait poussé aussi loin ce mépris esthétique du raccord, à seule fin de traduire une folie qui défierait la rationalité psychologique.


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Parce que Welles est pris entre ses propres jugements et la sympathie qu’il porte à chacun des personnages qu’il interprète, le Maure est bien dans la lignée de Kane et d’Arkadin. Même lorsqu'il accumule insultes et reproches, ses mains ne peuvent s'empêcher de caresser les plis de la robe de Desdémone, comme ses lèvres caresseront le visage asphyxié sous un voile blanc. Iago, quant à lui, est une personnification blafarde de la haine, une bouche soulignée de deux plis amers, des yeux de possédé que l'éclairage violent fait surgir de l'ombre. Le meurtre de Roderigo est significatif : il ne suffit pas que Iago se débarrasse d’un témoin gênant, il faut qu’il abuse d’un complice sincère, qu’il le poursuive dans l’épaisse vapeur d’un hammam, au son âpre d’une raïta, au milieu des corps couverts de sueur, des faciès hébétés, et qu’il le frappe de son épée à travers les lattes du plancher pour que s’achève sa nature malfaisante. Il tourne autour de ses proies, les force à reculer jusqu'à ce qu'elles se heurtent à un obstacle qui les livre à sa séduction et à ses manœuvres ignominieuses. La plus révélatrice de ces occurrences est celle du chemin de ronde, filmée en un très long travelling arrière : son tracé sinueux souligne les tentatives de fuite d'Othello, qui refuse de céder à ses premiers arguments. Iago resserre les mailles du filet, s'avance sur son maître pour le blesser de ses traits ou se laisse acculer au gouffre que la caméra dévoile en une saisissante plongée afin de mieux justifier l'effroi apparent qui lui arrache ses aveux mensongers. Othello croit être le jouet de la fatalité alors qu’il est victime du machiavélisme d’autrui. Ceci explique le peu d’importance accordé à Desdémone. La femme qui provoque la chute de Kane en ruinant sa carrière, ou celle dirigeant la partition tragique de La Dame de Shanghai, est ici l’incarnation de la pureté, l’articulation nécessaire du jeu de l’innocence et du mal, image dans un miroir sur laquelle s’acharne Othello, ébloui, fasciné par une volonté qu’il ignore.


Si Citizen Kane évoquait la fin d'un Titan, Othello n'est qu'une plainte funèbre traversée de cris de colère — une pénitence sous un ciel d'orage. Nul doute qu'il a fallu à l'auteur refuser tous les attraits du réalisme pour formaliser l'exubérance de cet univers baroque, expressionniste, en proie au tumulte le plus furieux. Les éclairages contrastés, les reflets de cuirasse, les gongs martelés, les ogives chavirées par une caméra en délire : tout ici s'affirme déchirement, expression d'une ivresse qui fait tanguer l’objectif lors de la scène de rue précédant la destitution de Cassio, parmi les grandes arches où se perdent les poursuivants, ou lors de la séquence où expire Othello, tournoyant dans sa cape sous les voûtes majestueuses, pris à nouveau par ce vertige qui l'avait déjà étendu aux pieds des murailles. Il n'existe aucune possibilité de repos dans cet écartèlement permanent qui se manifeste d'emblée dans les oppositions d'envolées verticales et de longs panoramiques horizontaux, repris en contrepoint par les contrastes du chœur et du clavecin, au cours du prologue marqué par le passage de l'immobilité au mouvement le plus fou. La nuit crucifiante et pathétique d’Othello accuse un tournant capital dans l’œuvre de Welles. Après la puissance révolutionnaire de Citizen Kane, la plénitude romanesque de La Splendeur des Amberson et les dérives oniriques de La Dame de Shanghai, les adaptations shakespeariennes établissent le règne de la malédiction. Il était encore envisageable pour Charles Foster Kane et George Minafer Amberson de vivre dans la société, quitte à y subir des défaites politiques, morales ou sentimentales. Michael O'Hara se sauvait à grand-peine. Pour Arkadin et le Quinlan de La Soif du Mal au contraire, il n'y aura d’issue possible que la mort. Pourrait-il en être autrement ? Le tourment d'Othello, la mélancolie dégagée par le misérable orchestre allemand de Dossier Secret, le bal masqué où prennent vie des créatures dignes de Goya témoignent — comme les lamentables inculpés du Procès — de la nostalgie d'une harmonie perdue. Il est difficile de vieillir dans un monde avili.


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Thaddeus
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le 16 août 2019

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