Abbas Kiarostami, ce facétieux minimaliste persan, signe avec Où est la maison de mon ami ? un film qui ressemble à un atelier de philosophie existentielle pour enfants.

Le point de départ est simple : un enfant doit rendre un cahier à son camarade. Chez Hollywood, cela donnerait une trilogie. Chez Kiarostami, cela devient une traversée initiatique à travers les méandres du devoir moral. Kant, s’il avait troqué la Königsberg brumeuse pour les villages poussiéreux de Koker, aurait applaudi : l’impératif catégorique se porte très bien en sandales.

Mais Kiarostami n’est pas dupe : derrière l’innocence du récit, il glisse une réflexion quasi socratique sur la manière dont les adultes, supposément rationnels, s’égarent dans des rengaines autoritaires tandis que l’enfant, lui, demeure étrangement fidèle à l’éthique. On songe à Lévinas — oui, encore lui — pour qui le visage de l’Autre commande la responsabilité infinie. Ici, l’Autre a huit ans, s’appelle Mohammad Reza et risque une punition pour un devoir mal fait. L’éthique commence donc avec un cahier… ce qui est probablement la plus belle leçon de morale jamais donnée par un film où il ne se passe “rien”.

Et il faut dire que chez Kiarostami, le “rien” est un sport de combat. Les portes qu’on ferme, les chemins qu’on monte, les collines qu’on redescend : tout semble dénoncer sournoisement notre obsession moderne pour le spectaculaire. Lars von Trier peut aller se rhabiller avec ses Dogmes grinçants : Kiarostami l’a fait dix ans avant, mais en mieux, parce qu’en Iran on avait l’élégance de ne pas en faire une règle de marketing.

La mise en scène, discrète comme un chat en méditation zen, transforme chaque plan en petite fable morale : le hors-champ devient un traité de phénoménologie et les murs décrépis des maisons un rappel aimable que le réel n’a pas besoin d’effet numérique pour être profond — parfois il suffit que la peinture s’écaille.

En fin de compte, Kiarostami filme l’entêtement héroïque de l’enfance, ce moment fragile où la loyauté envers un ami vaut plus qu’une loi scolaire écrite à la va-vite. Si Camus avait vu ce film, il aurait probablement lâché un discret “Ah, enfin un Sisyphe qui ne se plaint pas”.

On ressort du film avec la sensation d’avoir assisté à un miracle d’humilité : une épopée miniature qui fait passer la philosophie pour ce qu’elle n’est pas toujours — simple, nécessaire, et étrangement joyeuse.

Bref, Kiarostami répond à sa propre question : la maison de mon ami ? Elle est exactement là où la responsabilité commence. Et, pour une fois, c’est un film qui ne prend pas le spectateur pour un idiot, ce qui est déjà un exploit métaphysique.


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