Paprika
7.6
Paprika

Long-métrage d'animation de Satoshi Kon (2006)

Voir ou revoir Paprika est un choc qu'on doit encaisser.
On doit ensuite digérer ce qu'on vient de regarder tout en se posant mille questions sur la signification du film.
Mais chercher à enfermer un film qui est fait de la même matière dont sont fait les rêves dans une explication, c'est forcément le déforcer, et Paprika est un film qui tire sa force de son mystère; de cette frontière permanente entre rêve et réalité, entre un réel et un virtuel qu'on a du mal à définir, si bien que cette interprétation du film ne peut qu'appartenir à la sphère personnelle et renvoie directement au solipsisme du film.
Satoshi Kon ne cherche pas à ce que le spectateur rationalise ou interprète, mais à ce qu'il ressente. On peut néanmoins dégager un certain nombre d'éléments qui se percutent et se mélangent dans les films d'animation (ou la série Paranoïa Agent) de Satoshi Kon et dont Paprika se veut une sorte de synthèse et qui fait malheureusement également office de testament de l'auteur.


Tous les films de Satoshi Kon parlent métatextuellement du cinéma. Perfect Blue* ou Millenium Actress adoptent le point de vue des acteurs. Paprika se situera plus du point de vue du metteur en scène et, en cela, est sans doute le film le plus personnel de son auteur; celui qui synthétise sa vision de ce qu'est le cinéma.
Dés le départ le personnage de Paprika compare les différents types de rêves au cinéma: les rêves de milieu de nuit sont des court-métrages d'auteur, et les rêves de fin de nuit des long-métrages de divertissement. Cette comparaison n'est pas anodine puisque Paprika s'est incrustée à l'intérieur de la tête du Détective Konakawa Toshimi dont on apprendra plus tard la vocation contrariée de cinéaste.
Satoshi Kon compare donc les rêves au cinéma et inversement, revenant à son idée fixe qui se retrouve dans chacun de ses travaux et qui questionne la relation entre fiction et réalité.
L'écran de cinéma est une projection de la réalité à travers la fiction; cette projection qui se veut réaliste n'est pourtant qu'une série d'image reliée par notre cerveau et qui n'est pas sans rappeler exactement ce que sont les rêves: des images éparses auxquelles notre cerveau tente désespérément de donner un semblant de cohérence. Et on pourrait arguer du fait que c'est aussi en quelque sorte une définition pas si éloignée de ça de ce qui constitue la réalité: une construction qui en soi n'est jamais qu'une fiction qui s'est imposée collectivement . Le cinéma d'animation qui est le domaine spécifique du cinéma dans lequel évolue le réalisateur japonais en est d'autant plus une illustration (c'est le cas de le dire), que cette projection "réaliste" l'est à coups de dessins qui n'ont jamais été qu'une représentation de la réalité (à la manière de Magritte nous disant que ceci n'est pas une pipe)


Ce questionnement sur le cinéma sera illustré bien des fois dans Paprika avec entre autre une discussion sur le cinéma dans une salle, mais également le parcours de Konakawa Toshimi, ainsi que lors de la conclusion du film qui sera précisément pour lui de retourner au cinéma pour voir un film; film qui d'ailleurs partageait le nom du prochain projet de Satoshi Kon. On voit d'ailleurs les affiches des films précédents dans une grande mise en abyme qui, à nouveau, renvoie dos à dos fiction et réalité.


Paprika puise comme souvent également dans l'influence majeure de Philip K Dick, qui a passé sa carrière à questionner la réalité ainsi que notre propre identité, mais également sur la volonté de certains de mettre la main sur cette réalité en contrôlant nos esprit (le Dieu venu du centaure,...) . Et quoi de mieux pour contrôler nos esprits que de contrôler nos rêves?


L'invention de Tokita Kosaku, la fameuse DC Mini au départ destinée à un but noble (la facilité de connexion des rêves des gens, ce qui peut rappeler par certains aspects un "réseau" bien connu...) voire thérapeutique, se verra détournée de sa fonction première pour parvenir justement à contrôler les masses.
C'est également une thématique très Dickienne que celle des puissances, qu'elles soient économiques ou politiques, qui tentent de contrôler jusqu'aux pensées des hommes afin d'atteindre un statut quasi divin. On retrouve bien entendu cette figure dans Paprika, incarnée par Inui Sei-jirō


De plus, Satoshi Kon en profite également pour dresser un portrait acide et sans doute désabusé de la société japonaise, mais également encore une fois de questionner nos croyances et nos rêves à travers la grande parade qui va finir petit à petit par envahir la réalité fictive (prenez une aspirine).
Cette parade est donc le symbole des maux de la société japonaise pour Satoshi Kon, mais peut-être applicable assez largement à toute la société de la fin du XX ème et du début du XXI ème siècle et particulièrement au capitalisme et au consumérisme.
Cette parade démarre avec un "It's show time" (société du spectacle) suivi d'un suicide des salarymen le sourire aux lèvres (le suicide est une des principales cause de mortalité au japon, et les salarymen sont ces gens qui ne consacre leur vie qu'à leur travail dans une forme de suicide social et culturel).
Tout commence avec la musique qui donne le ton de cette grande parade où règne la joyeuse vacuité et la superficialité proprement effrayantes d'une société à l'apparence chaotique, mais qui marche pourtant au pas.
Elle est menée par des tas d'objets ayant acquis une sorte d'autonomie (notre obsession consumériste), puis viennent des symboles immédiatement reconnaissables comme la statue de la liberté (illusion du rêve américain), les portiques Shinto, ou les nombreuses statues représentant Bouddha ou la vierge ( spiritualité superficielle, mais également questionnement de la croyance comme étant une fiction), des employés se transformant en instrument et rejoignant la parade au cris de chaque jour est un grand rêve joyeux et ordinaire qui évacuera notre colère (manière de se convaincre de l’intérêt d'une existence sans véritable passion ni intérêt), des familles qui défilent et se transforment en statue d'or (il faut bien faire des gosses pour alimenter un système dont la main d'oeuvre est la matière première), des jeunes filles dont les têtes ont été remplacée par des téléphones et qui soulèvent leurs jupes pour laisser des hommes dont la tête à elle aussi été remplacée par des téléphones prendre leurs dessous en photo (me parait assez clair pour que je ne développe pas), des gens qui transportent toutes leurs possessions comme un fardeau (encore une fois ce besoin de posséder, mais cela pourrait aussi renvoyer à la crise du logement et aux sans-logis forcés de participer à cette parade contre leur gré), Une homme politique sous forme d'une poupée Daruma à laquelle il manque un œil demande de placer les votes dans son œil absent (le vote n'a aucun sens, donne une illusion du choix, et est aussi une forme de fiction; les politiques font des promesses qu'ils ne tiendront jamais),...


Cette triste parade, symbole d'une société consumériste devenue folle envahira tout, y compris la salle de cinéma (et remarquez qu'elle ne l'envahit pas en sortant de l'écran, ce qui est encore une fois signifiant), ce qui est un commentaire de la part du réalisateur japonais sur l'uniformisation (malgré la foule bigarrée qui compose ce défilé) de ce qui y est désormais proposé.


On pourrait encore parler de nombreuses choses comme l'influence du cinéma de Lynch sur le film, le thème du double qui parcourt toute l'oeuvre du regretté réalisateur ou les multiples connections entre ses différents films qui font justement du travail de Satoshi Kon une oeuvre très riche, mais ce serait un peu long et j'ai peur d'avoir déjà par trop abusé de votre temps (et puis, ne nous mentons pas, j'ai un peu la flemme).On va donc conclure.


Le but pour Satoshi Kon avec Paprika n'est pas tant de vous soumettre un puzzle que vous pourrez résoudre rationnellement afin de faire la distinction entre rêve et réalité, et de trouver la solution d'une énigme, mais bien, de gommer la séparation entre les deux afin de déclarer que cette distinction entre l'une et l'autre est factice et hors de propos: ce que vous nommez réalité n'est qu'une fiction, un rêve qu'on vous a imposé à coup de ce qui nous tient lieu de DC mini, que vous croyez réel, et Satoshi Kon de conclure qu'il vaut peut-être mieux faire confiance aux honnêtes mensonges qu'on appelle les fictions, et que, tout comme Konakawa, vous devriez aller faire un tour au cinéma.

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le 24 mars 2022

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Samu-L

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