Le film surprise de Soderbergh n'en contient pas tellement [de surprises], ou tournant court, mais pour chaque carte abattue l'exécution est impeccable. Le drame psychologique et polémique laisse progressivement la place à un thriller presque convenu dans ses grandes lignes. L'anticipation et le scénario sont moins stimulants que les seules situations et précisions concernant les personnalités, la tenue de l'hôpital, les motivations intimes ou sociales. L’héroïne protège exagérément son intimité, compartimente, invite un homme chez elle sans laisser d’ambiguïtés pour vite se sentir harcelée et quasiment vomir devant lui comme une apprentie Pianiste encore urbaine (plus tard elle reprochera à un infirmier de la 'faire vomir'). Le filmage est complaisant envers sa suspicion généralisée, créant une atmosphère de voyeurisme anxieux.


La part la plus riche et solide du film restera l'exhibition d'un enfer carcéral (auquel donne corps un hôpital réel récemment fermé). L'hôpital psychiatrique ne mérite pas le nom 'd'asile'. La mesquinerie de son intendance et de ses cadres empêche tout repos positif – il n'y a qu'à s'abrutir ou ravaler. La secrétaire, les soignants mais aussi les flics manifestement habitués des lieux forment une petite cohorte de médiocres, blasés, prosaïques en tout, quand ils ne sont pas simplement bêtement indifférents (voilà un domaine où la robotisation pourrait faire peu de mal, tant ce qu'il y a 'd'humain' est nuisible donc à perdre). Le docteur Hayworth regarde ses papiers plutôt qu'elle. Il ne voit pas une personne, seulement un sujet 'fini' et classé – quoiqu'il soit, semble, dise. Sawyer est dans la situation où seule la soumission et la désintégration consentie peuvent lui rendre un semblant d'humanité dans les yeux de ses interlocuteurs. Elle reçoit tous les motifs pour alimenter sa tendance parano, la frustration et la colère la 'colorant' également.


Le suspense repose longtemps sur le doute concernant la vérité des propos de la protagoniste, tandis que celui concernant sa santé mentale persiste. La folie semble moins une donnée fondamentale qu'un phénomène. Elle est encouragé par un univers toxique, amplifiée à chaque stress, lui-même nourri par des menaces imaginaires, des projections, le plus souvent. Dans cette optique, la 'folie' est à la fois positive et négative : il y a le délire et aussi un affaiblissement de la conduite, une inadaptation critique. Sans le délire, cette folie devient toute relative – elle est trop répandue, trop facile. Nager contre son courant la provoque ; à l'état normal, pour un sujet comme Sawyer, il n'y a plus que des traits et un héritage, lourds et sombres dans son cas.


On compatit dans cette situation et à cause de toutes les barrières pesant sur Sawyer, mais on devine aussi un individu douteux voire mauvais. Cette femme à la fois dure et souffrante est facilement antipathique ou désespérante. Sa détresse sert de prétexte pour l'accabler, s'accompagne aussi de signes accablants. Le pli paranoïaque est omniprésent dans sa vie et semble faire partie de sa personne – on peut simplement spéculer en dernière instance, après un dénouement ne mettant au clair que 'l'affaire' à l'origine de celle présente. De rares indices, comme sa décision lors du final, suggèrent un caractère froid et à la limite odieux en profondeur, avec un style d'interaction sec et formel – une carrière et des frontières, voilà ce qui fait tenir toute la vie de Sawyer et face à quoi tout devient parasite.


Avec son alter ego indésirable, elle forme un duo de lésés des relations humaines, chacun flanqué d'une 'brisure'. Face aux autres, il est un 'demandeur' psychopathe, elle semble réticente ou jamais à sa place. Il est rejeté et inexistant, opère dans l'ombre, elle est détachée et peut-être inadaptée quand il n'est plus question d'impératifs, traîne avec elle une certaine obscurité. La défiance et le dégoût envers les hommes (à l'exception d'un noir sain d'esprit, seul soutien en prison), le harcèlement jusqu'aux 'balourds' accords tacites au travail, font du film un produit tombant à pic dans son année, mais s'il y a des leçons à en tirer elles seraient davantage du côté de l'aliénation physique et morale – et à une échelle restreinte et concrète, dans la dénonciation de la folie comme marché de mercenaires (dont les profiteurs sont les assurances et les cliniques).


Unsane n'est pas un film sur les relations humaines à un niveau 'social' ou généraliste, mais sur des relations et cas particuliers (et anormaux). C'est aussi un film d'horreur progressif à recommander aux clients de Mindhunter, Panic Room, ou de délicieuses tortures façon Love Hunters (où notre tendresse, un bourreau et sa victime sont mis à l'épreuve). Dans son angle mort, il accumule quelques failles scénaristiques. L'excellent cheminement débouche sur des clichés (il manque la mère indigne !) et surtout l'absence de vérification (des différents espaces) est suspecte.


Ce relatif 'petit budget' de Soderbergh (1,2 millions de $) aura une visibilité auprès des futurs cinéphiles endurcis pour les seules raisons imparables : des raisons techniques. Comme Tangerine en 2015 (et partiellement Sugar Man dès 2012), à l'instar aussi de courts signés Gondry, Snyder, Park Chan-Wook, Unsane est tourné à l'i-phone [7]. Soderbergh l'a donc fabriqué en dix jours, peu après son retour pour une livraison standard et dans la foulée d'un autre film réalisé de façon similaire (High Flying Bird, cette fois à l'i-phone 8 pour mettre à profit son « format anamorphique »). Cet outil permet une plus grande proximité et une illusion d'intimité (presque mentale – et 'syncopée' sur le plan physique) avec l'action et ses objets (humains).


Paranoïa de Soderbergh donne une licence à un tel recours, avec le risque de participer à une surenchère de parasitages du grand écran. L'infect 'found fountage' était à la baisse, voilà son remplaçant. Le prestige de l'appli FiLMiC sort davantage garanti que celui du cinéma d'une telle séance – les relais comme Netflix risquent de légitimer une foule de demi-aberrations et d'essais tapageurs issus d'un tel format. Enfin Paranoïa ne doit pas être amalgamé avec ce mouvement et ses inévitables déchets. Il pourra servir de modèle, à dépasser de préférence.


https://zogarok.wordpress.com/2018/07/20/paranoia-unsane/

Créée

le 20 juil. 2018

Critique lue 510 fois

4 j'aime

Zogarok

Écrit par

Critique lue 510 fois

4

D'autres avis sur Paranoïa

Paranoïa
-MC
8

L'Amour aux Trousses

En voilà un projet qui m'excitait, de par deux choses principalement, la première, la plus bateau, Steven Soderbergh à la réalisation. Le cinéaste qui avait dit adieu au cinéma pour le petit écran il...

Par

le 18 juin 2018

17 j'aime

2

Paranoïa
Moizi
8

panique à bord

Franchement c'est vraiment par pur hasard que j'ai vu que ce film passait au cinéma, en vf forcément... et franchement, je ne m'attendais pas à ça. C'est quand même fou de se dire que Soderbergh...

le 21 juil. 2018

16 j'aime

Paranoïa
Frédéric_Perrinot
9

Sueurs froides

Tout juste de retour de sa soit-disante retraite avec Logan Lucky en 2017, Steven Soderbergh n'a pas mis longtemps à se replonger dans le bain car il a de suite enchaîné avec son prochain film,...

le 17 juil. 2018

16 j'aime

1

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2