Comment noter un film de distraction de 1950 alors que l'on note des chefs d’œuvre ou des blockbusters du quart de siècle ?

Je ne devrais pas commence ainsi au risque de vous perdre mais c'est un peu un nanar. Pour cause la réalisation sans recherche de Berthomieu (quoiqu'il s'applique pour l'action ou la danse), une inquiétude de plaire au plus grand nombre qui est aussi celle de Jacques Hélian et un scénario parsemé de questions anecdotiques et faussement dramatiques. Cela veut cependant le coup d’œil pour certains curieux et je ne regrette pas de l'avoir vu .

L'idée fut probablement de faire un film musical et chorégraphique inspiré des modèles américains mais ancré en France, dont le personnage principal serait l'orchestre de Jacques Hélian, avec les numéros plaisants qui ont fait son succès. On construit là-dessus une intrique policière et amoureuse.

Derrière une sociologie convenue, on distingue quelques traits intéressants.

L'orchestre a du mal à joindre les deux bouts. C'était une réalité quotidienne des musiciens cherchant le cacheton, ou, pour leur manager, la quête du succès de crainte de tomber dans l'oubli. Pour les quelques amateurs qui s'intéressent à la scène française de la variété des années cinquante où les musiciens classiques se mélangeaient avec les jazzeux, on observera les pupitres avec intérêt et on remarquera le chanteur guitariste Jean Marco.

On suggère une société à deux vitesses : d'un côté les jeunes, parfois étudiants, survivant par des petits métiers. De l'autre les aînés, arrivés, bourgeois, aristocrates ou gangsters.

Les premiers s'énervent tout en se mâtinant de philosophie. Ils semblent heureux car ils vivent d'amour et d'eau fraîche. Ils n'hésitent pas à faire preuve de personnalité, prémices d'une Fureur de vivre et d'un conflit de génération qui s'épanouiront dans les décennies suivantes.

Il y a des allusions à un non dit "osé", comme on disait à l'époque. Que se passe-t-il entre Jo, le patron de cabaret et Pâquerette la petite fleuriste lorsqu'il la contraint ? On ne le verra pas. Elle en sort mécontente mais en fait son affaire. La baronne est en couple avec une lesbienne et pourtant s'amourache d'un jeune poète. La tribade ne s'en formalise guère. Cette dernière sera pénalement confondue parce qu’elle partage le rouge à lèvre de son amante, détail révélateur. C'est l'idée, me semble-t-il bien de ce milieu du XXe siècle, que si l'on donne des gages à la société en préservant les apparences, on peut faire ce que l'on veut. Marie-Josée Neuville ne fit-elle pas une chanson qui s'appelle Par derrière et par devant. Justement, avec l'Existentialisme, les apparences évoluent.

Tous ces artistes là sont maintenant disparus. Les danseurs acrobates aux minois juvéniles, s'ils sont encore de ce monde, sont presque centenaires. Ils sont des fantômes de nos ancêtres qui nous interpellent.

Paris, que nous voyons lors de rares scènes d'extérieur tournées sur le vif, se ressemble encore mais était alors habité différemment. Il y a donc un aspect involontairement documentaire, en particulier lors d'une poursuite qui intéressera les amateurs d'automobiles maintenant anciennes.

La jeune Jeanne Moreau, qui paraît débutante, était déjà sociétaire de la Comédie Française. Henri Genès fait "le Tarbais" comme toujours, ça marchait à l'époque. Jacques Hélian, inévitablement promu protagoniste, casse un peu l'ambiance par son inexpressivité. Albert Dinan étonne par son aptitude à donner de méchants coups de pied dans les bagarres. La méconnue Michèle Berger incarne une ténébreuse travestie, qui avec Moreau, sont les seules à jouer sobrement.

Commencé dans un cabaret qui semble bien peu pigallien, si ce n'est qu'il est tenu par le « milieu », l'histoire se poursuit dans les sous-sol d'un bar auvergnat à Saint Germain des Prés, qui fait table ouverte pour la jeunesse désargentée. On y ouvre un caveau pour attirer la jeune clientèle. Le film et son orchestre surfent sur la vague de l'Existentialisme. Comme le public de petits bourgeois et de provinciaux auquel l’œuvre était destinée, j'attendais avec impatience la restitution. Quoiqu'en studio, c'est pas mal réussi et à l'imitation du Caveau de la Huchette, essentiellement grâce à la présence des figurants : garçons barbus et échevelés fumant la pipe, ou glabres et dotés d'une moumoute tendance banane, filles aux cheveux longs et lisses avec la frange coupée haut à la Juliette Greco ou coupés courts à la garçonne. Chemises à carreaux et robes sobres et moulantes. J'ai apprécié les jeunes danseurs pratiquant un jazz acrobatique.

Malheureusement l'orchestre vient plomber l'ambiance en n'osant pas être assez jazz, en insistant avec les numéros vocaux, en s'entourant de serveurs en blouse blanche qui n'ont rien à faire là. Deus ex machina, un manager au nom ambigu de Golden les emmènera dans un vaste cabaret qu'il ouvre dans un étage de la Tour Eiffel ! Idée fantaisiste qui fait d'autant sourire qu'elle sera utilisée dans la franchise John Wick car la Grande Table y tiendra son centre d'appel au meurtre. L'orchestre est mieux à sa place dans cette boîte de luxe et rêve de partir aux Amériques. Ce que les Bluebells Girls, que l'on voit au début, firent dans le monde réel mais pas Jacques Hélian, malheureusement pour lui.

Il y a aussi un hold-up, une fuite en automobile (restons calme, ce n'est pas Fast and Furious), des policiers gentils, une bagarre homérique, beaucoup de gags modestes, un suspense à deux sous, un peu d'amour... Un épisode où l'on essaie de récupérer un mégot tâché de rouge à lèvre est assez réussi et laisse penser qu'avec un peu d'esprit le niveau général aurait été nickel.

Je n'ai pas dit beaucoup de bien de Jacques Hélian et de son orchestre. C'est probablement injuste à la lumière de leurs innombrables succès, de la qualité des orchestrations et des musiciens. Mais il avait fait le choix, un peu obligé parait-il, d'un orchestre à sketches, pour un public attendant des bleuettes, des gags bas du front et de l'exotisme de pacotille. Cette complicité n'existe plus. Alors, bien sûr, pour nous restituer Sartre, Beauvoir, Vian et Maxime Saury, c'est un peu à côté.

Donc un film à regarder par curiosité avec un sourire magnanime


Le-Male-Voyant
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le 24 mai 2025

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