En 2008, Matteo Garrone signe Gomorra dont la radicalité formelle permet de dépoussiérer la représentation de la mafia sur grand écran. Sa séquence d’ouverture d’ailleurs, avec ce règlement de comptes à l’esthétique bleutée, nous l’indiquait très bien en mettant fin symboliquement au règne des Coppola et autres Scorsese : le cinéma italien, tant sur le plan du réalisme que de la mise en scène, vient d’imposer sa patte dans le registre du film mafieux. Il n’est donc pas étonnant de voir Claudio Giovannesi prolonger cette démarche, lui qui avait déjà travaillé sur la série Gomorra. Évoluant sur les mêmes bases conceptuelles que son aîné, Piranhas affirme sa singularité en se focalisant sur les mafieux en devenir, sur ces gamins prêts à bousculer la hiérarchie pour parvenir à leurs fins et jouir d’un nouveau pouvoir.


C'est d’ailleurs à cette jouissance que nous assistons dès l’entame du film, à la faveur d’une séquence au symbolisme plutôt subtile : attirés par le clinquant d’un sapin de Noël, les jeunes “piranhas” s’en emparent avant d’aller célébrer leur victoire autour d’un feu de joie. Personne n’est là pour les empêcher d’agir, le père Noël s’en est allé et a laissé à ses lutins la possibilité de jouir de ses trophées. En invitant ainsi le conte dans son récit, Claudio Giovannesi enrichit sa chronique sociale d’un sous-texte allégorique des plus pertinents, étayant la vision d’un monde où résonne l’échec des adultes, où une institution comme la mafia est dorénavant à la merci du premier “Billy the Kid” venue.


Ainsi, toute l’intelligence du film sera de nous dessiner en creux le portrait peu reluisant du Naples d’aujourd’hui : les valeurs traditionnelles sont des légendes “urbaines” qui tombent dans l’oubli (les histoires de mafieux que les gamins tentent de se rappeler...), l’individualisme et le consumérisme sont dorénavant les religions dominantes (les baskets ou les montres de luxe que l’on vénère...). Naples est une micro-société prête à sombrer dans le chaos (le tumulte porté par Nicola et ses potes), car les figures incarnant l’autorité sont toutes défaillantes : les hommes sont morts, en prison ou assignés à résidence. Ils sont réduits à l’état de spectateur impuissant, regardant le monde à travers l’écran de la télévision, ils ne sont plus que des rois démodés, régnant sur un intérieur au luxe fané dont ils ne franchissent plus la porte. Naples est une société malade, et l’exanthème de la violence juvénile en est son plus vibrant symptôme.


Évoluant à rebours de nos attentes, voire de nos craintes, la mise en scène de Giovannesi concilie patience et réalisme pour mieux illustrer l’émergence du chaos. Annihilant les facilités d’usage, le recours à l’outrance visuelle ou à la complaisance à l’égard de la violence, sa caméra se pose bien souvent pour véhiculer l’impression d’un univers en roue libre (en suivant les déambulations motorisées à travers la ville...), ou la faiblesse du vieux monde (la parole des gamins fait immédiatement autorité, la prise de pouvoir est un jeu d’enfant). Seulement, Piranhas peine à rééditer la performance de Gomorra, avec des choix esthétiques pas toujours très convaincants (passage d’un univers nocturne fascinant à un univers diurne désenchanté) et des choix narratifs un peu trop convenus (ascension clanique, ivresse du pouvoir, etc.). Fort heureusement, son réalisme et sa hauteur de vue lui permettent de se distinguer, donnant une véritable profondeur à son portrait d’une société déliquescente.

Procol-Harum
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le 12 janv. 2022

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