En recevant le prix du meilleur scénario à Cannes, Céline Sciamma remercie la « ronde de regards » qui a amené son film jusqu’à la scène d’où elle énonce son discours. Et en un instant cela nous ramène à son film. Car si Portrait de la jeune fille en feu ne devait être résumé qu’en un unique élément sémantique, ce serait celui-ci : une ronde de regards. Qui regarde ? Qui est regardé ? Quel(s) rapport(s) de force se joue(nt) dans un regard ?



« Si vous me regardez, qui je regarde moi ? »




  1. Quelques semaines dans la vie de Marianne, une peintre. Engagée par la mère d’Héloïse, elle devra peindre cette-dernière qui, fiancée à un milanais doit bientôt quitter la France pour cette union. Refusant ce mariage, elle refuse de poser. Marianne devra lui tenir compagnie et la peindre en secret. Dans cette danse de regards naît un amour, une liaison, un désir. Portrait de la jeune fille en feu est le récit de ce désir.


Visionner Portrait de la jeune fille en feu, c’est faire l’expérience du sentiment que chaque élément intrinsèque au cinéma y est abouti. Image, réalisation, scénario, son, jeu.


Céline Sciamma a réalisé, avec Claire Mathon à l'image, une œuvre qui se suffit à elle-même. Assumant et exploitant l'aspect pictural de son film, les plans apparaissent du premier au dernier comme des tableaux à part entière. La mise en abyme est subtile bien que constante. Le tableau et plus particulièrement le portrait est bel et bien le personnage principal du film. Que ce soit dans l'éclairage ou la composition, tout nous ramène à ce qui fait la genèse le tableau : le sujet et le peintre.
Le film cadre avec cette problématique des regards, ses deux personnages (le sujet qui est Héloïse et la peintre qui est Marianne) de la même façon que Marianne cadre Héloïse avec ses pinceaux. C’est ainsi que la mise en scène permet l’omniprésence du désir. Thématique chère à la cinéaste, qui à travers sa (courte) filmographie n’a cessé d’écrire autour de cet élément narratif.


Parlons-en, de cette filmographie. Car si Portrait de la jeune fille en feu apparait comme son film le plus aboutit, c’est grâce aux trois longs-métrages qui le précèdent. Cinéaste cinéphile, Céline Sciamma voit très tôt le cinéma comme une échappatoire. Elle fonde sa cinéphilie dans les années 80 à 90 sur la culture de la télévision et des VHS. Vidéoclub et film du dimanche soir. C’est ce contexte qui l’amène à refuser aujourd’hui le clivage entre les films populaires et le cinéma d’élites. Le mélange des genres la qualifie, spécificité qui étonne d’autant plus quand on la sait diplômée du département scénario de la Fémis. C’est d’ailleurs son scénario de fin d’études qu’elle réalise pour son premier film derrière la caméra. Dans ce dernier (Naissance des pieuvres) et dans ceux qui suivront (Tomboy, Bande de filles et enfin Portrait de la jeune fille en feu) que l’on retrouve en plus du secret, les thématiques de la jeunesse, de la différence identitaire ou sociale et du désir.


Le foulard comme témoin du consentement des deux femmes, Céline Sciamma montre plus bien qu'un désir interdit et tabou, elle montre un désir brut, qui ne sait trop que faire de l'interdit. En le taisant, Céline Sciamma reste subtile et de cette subtilité nait chez le spectateur une envie, une empathie. Le dialogue a une place importante par sa clarté et sa presque rareté. Si la mise en scène montre le désir, les dialogues, eux, explorent l'amour, le danger, le regret, le souvenir. Tout ce qui est abordé par les personnages tombe toujours au bon endroit de la narration.



« Ça raconte l’histoire d’un orage qui monte. »



Le crescendo scénaristique, tel le crescendo de l'Été de Vivaldi (dont il sera question plus tard), est savamment basé sur l'attente, le questionnement personnel de ces jeunes filles qui se découvrent elles-mêmes et l'une l'autre. Ainsi, comme pour rappeler toutes les thématiques dont il a été question, tout revient avec Vivaldi : Orphée, Eurydice, Milan, la plage, le feu, les bougies, les cartes. Tout s’abat à nouveau sur le spectateur : le danger de la falaise, le secret de leur amour, les regards qui l’ont rythmé, le regret d’avoir attendu, et puis, le témoin d’une idylle que comme Marianne, on croyait oubliée, mais dont le souvenir survit dans les larmes d’Héloïse.
Subtilement, Céline Sciamma questionne la proximité inexorable entre l’artiste et son art.



« Que cela ne soit pas proche de moi, c’est quelque chose que je peux
comprendre. Mais que cela ne soit pas proche de vous, voilà qui est
triste. »



Alors qu’Héloïse est déçue de ce manque de proximité entre Marianne et son œuvre, le spectateur, lui ne serait ressentir la même chose de Céline Sciamma et son film. Écrit comme une lettre d’amour à son actrice principale, Portrait de la jeune fille en feu ne fait qu’un avec son auteure. Un corps à corps bouleversant sans quoi le film ne serait pas le joyau d’écriture qu’il est.


Un texte n’étant rien sans son interprète, celui-ci est aidé par le jeu très juste d’un casting uniquement féminin composé en premier plan par Adèle Haenel et Noémie Merlant. Elles livrent d'Héloïse et de Marianne une interprétation en retenue qui lorsqu'elle s'exprime enfin, le climax atteint, le moment juste venu, bouleverse le spectateur.
En arrière-plan, des personnages féminins dont la présence est essentielle : la mère qui joue d'un rapport de force avec sa fille, arme malgré elle d'une société patriarcale jusqu'à la moelle et Sophie, jeune femme témoin de cette société dont elle est l'innocente victime. Puis la Faiseuse d’ange comme témoin d’une époque de tabou, d’interdits, d’oppression.
Ce ne serait sans oublier un personnage invisible mais qui a scellé le destin de l’héroïne : sa sœur. En préférant la mort au mariage, elle condamne sa cadette à répéter ce dilemme. Abdication. Heloïse préfèrera le mariage, non sans regret du goût de liberté qu'elle garde du couvent.



« Et puis c’est un sentiment doux à vivre, l’égalité. »



« Plus on est intime, plus on est politique. »

Cette fois-ci c’est Céline Sciamma qui parle pour elle-même sans user de ses personnages comme biais. Au micro de Marie Richeux à France Culture, la cinéaste justifie ses choix de filmer l’intime, un intime d’époque, du dix-huitième siècle. Il faut savoir qu’aux prémices de ses envies de cinéma, c’est un manque de représentation qui pousse Céline Sciamma à écrire. Femme et ouvertement lesbienne, elle commence à écrire pour les invisibles du cinéma populaire, ceux qu’on tait et qu’on cache. Elle décide de les montrer, d’en faire des personnages qui s’affranchissent des normes sociaux-culturelles ou bien qui les questionnent. Elle qui a toujours fait du cinéma politique, dans Portrait de la jeune fille en feu, elle politise par le regard.
C’est une cinéaste qui cherche la représentation et non le message. Qui dévoile des gens, de situations, des catégories sociales. Qui peint des tableaux, au sens propre comme figuré. Ici, cela passe par la représentation des femmes peintres rendues invisibles par l’histoire. Par ailleurs, en figure emblématique du Collectif 50/50, elle mène un questionnement sur le regard porté sur les femmes au cinéma et ce film est un aboutissement de cette pensée. La ronde de regards dont il était question plus tôt en est le schéma.


Dans un paysage cinématographique qui ne sait se taire, tout de blockbuster et de longs-métrages clipesque, ce qui distingue Portrait de la jeune fille en feu comme objet audiovisuel c'est le son. Ou plutôt son absence frappante. Le silence, omniprésent, ne laisse place à un rare instant musical ou aux francs dialogues qu’à certains moments, frappants de singularités.
Portrait de la jeune fille en feu est un film qui sait se taire. Il sait laisser place aux bruitages du fusain sur la toile, du feu dans la cheminée, du vent sur la falaise, de l'eau sur les rochers. Il sait laisser parler ses personnages, leur laisser l'opportunité de se dire ces belles choses ou ces choses déchirantes, sans les affliger d’une musique ornementale.
Et s'il utilise la musique, le film le fait avec parcimonie, à trois moments seulement. Marianne joue, non sans faute, l'Eté de Vivaldi sur une vieille orgue, établissant non seulement le lien sonore qui va l'unir avec Héloïse mais surtout la métaphore de l'orage qui arrive et se fait sentir par les insectes (comprenons le mariage arrangé que craint Héloïse). On retrouve Vivaldi pour la dernière scène du film, en parfait climax, tout un orchestre pour accompagner l'émotion d'Héloïse, et du spectateur.



« Fugere non possum »



Le troisième instant musical est en réalité au milieu du film. Au moment de la vie de Marianne qui inspira son portrait de la jeune fille en feu. Alors que les femmes du village chantent en chœur et dans un a capella glaçant « fuir je ne peux » en latin, Héloïse s'enflamme littéralement à ces mots tant ils pourraient sortir de sa bouche, laissant le spectateur béat devant cette analogie aussi sonore que visuelle.


Ce sont tous ces éléments dont le développement est poussé à l’extrême qui rendent de Portrait de la jeune fille en feu un film abouti comme rarement on voit de nos jours. Une alliance de poésie et de parti pris politique vis-à-vis d’une narration placée au dix-huitième siècle mais aussi et surtout dans le contexte audiovisuel contemporain où le manque de représentation se fait sentir. Portrait de la jeune fille en feu n’est pas un film léger, il n’en n’a pas l’ambition. Il se veut lourd, bouleversant, mémorable, marquant. Et il l’est.

Luciecbr
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le 12 mars 2021

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