Le portrait de la jeune fille en feu : une œuvre d’art sur l’art

En 1770, Marianne doit réaliser le portrait d’Héloïse, fraîchement sortie du couvent et qui s’apprête à se marier à un comte qu’elle n’a jamais rencontré. Celle-ci refusant de poser, Marianne doit rivaliser d’ingéniosité pour capturer son image et se fait passer pour sa demoiselle de compagnie. Un jeu s’instaure alors entre les deux jeunes femmes : Héloïse vit, et Marianne regarde.
Si ce film de Céline Sciamma se centre autour du tableau d’Héloïse, on peut également parler d’art au niveau de la réalisation. Le portrait qui est brossé des protagonistes a une forte dimension picturale. La photographie et les jeux de lumières peignent les plages bretonnes, le feu et la mer sous des couleurs à la fois chaudes et froides, dans un clair-obscur parfait. On assiste à une harmonie des teintes, dont les nuances sont feutrées et l’aspect, épuré. L’éclairage se limite souvent à celui du soleil, d’une bougie ou de la cheminée. La beauté est instrumentalisée pour représenter l’amour naissant entre les deux femmes. Les personnages sont eux-mêmes dépeints tout en délicatesse. De chaque image à l’apparente simplicité se dégage une aura de sensibilité et de mystère. Les gros plans effectués sur les visages, les regards échangés entre les amantes permettent de faire ressortir toute la palette d’émotions par lesquelles elles passent. On assiste à une sublimation des corps qui font penser à ceux sur les estampes du 18ème siècle ou sur les portraits de Georges de La Tour.
Par ailleurs, la musique apparaît comme un autre instrument d’expression artistique dans ce film et ce, alors qu’elle n’intervient que trois minutes en une heure cinquante-neuf. Elle survient tout d’abord lors d’une scène sur la plage, autour du feu. Le chant en latin tient alors presque d’une incantation païenne à la nature qu’on réciterait en chœur. Puis, à deux moments distincts, ce sont les accords des Quatre Saisons de Vivaldi qui s’élèvent. Céline Sciamma arrive à apporter de la fraîcheur artistique à ce morceau utilisé à toutes les sauces aujourd’hui, notamment dans des publicités de voiture. Elle restitue son sens originel, évoquant le grondement du tonnerre, le déferlement du vent. A part ces quelques moments de grâce qui émaillent ce film, celui-ci est majoritairement rythmé par des paroles et des bruits ambiants. Ils constituent à eux seuls une véritable musique. Les dialogues sont très littéraires et s’apparentent presque à des répliques de théâtre. Les silences sont également omniprésents et ont un poids significatif. Tout se joue dans les respirations, le frottement d’un crayon sur la toile, le bruit des vagues ou le crépitement du feu. Chaque froissement de tissu est rendu substantiel.

En bref, l’art, sous des formes variées, occupe une place primordiale dans ce film. A ce titre, on peut parler d’une dimension méta-artistique. L’intérêt du Portrait d’une jeune fille en feu ne réside pas dans son scénario, somme toute assez prévisible : on assiste au bourgeonnement du sentiment amoureux, à sa cristallisation stendhalienne puis à l’inévitable séparation des deux héroïnes. Tout son charme se trouve dans leur retranscription par les lumières, les couleurs et le son. La mise en scène sublime cette histoire d’amour et l’inexorabilité de sa fin et lui confère grâce et poésie.
L’aspect artistique de ce film ne se limite cependant pas à sa visée esthétique. Il devient également performatif : il permet d’acquérir une puissance d’action. Par la peinture, les deux jeunes femmes reprennent momentanément le contrôle sur le image et leur destin. Lorsque Héloïse critique le premier portrait que Marianne a esquissé d’elle, elle dit ne pas s’y reconnaître. Il faudra alors plusieurs jours de travail à la peintre pour arriver à rendre justice à la beauté et à l’impétuosité de son amante. Elles se réapproprient la forme du portrait pour transcender les normes sociales de l’époque qui privilégient la douceur féminine à la fougue de la future mariée. Ce moyen d’expression leur permet de s’extirper du carcan masculin et patriarcal dans lequel elles sont enfermées. En ce sens, on peut qualifier ce film de profondément féminisme. Il exclut un male gaze majoritairement de mise dans les films d’époque. Malgré l’ubiquité de l’érotisme dans Le portrait d’une jeune fille en feu, le corps des femmes n’est jamais objectifié. On note également une quasi absence de personnages masculins. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une véritable réécriture des codes cinématographiques traditionnels. L’interprétation du mythe d’Orphée et d’Eurydice faite par les protagonistes, en marge avec celle admise de nos jours, se fait le parfait exemple de cette idée. Si Orphée se retourne vers Eurydice, ce serait parce qu’il désire la perdre. Son amour s’exprime par le renoncement. A l’image des deux amantes à la fin du film, il délaisse la présence physique de l’être aimé au profit du trésor de son souvenir.
tarteauxlettres
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le 6 sept. 2020

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