Bénéficiant d’un très bon bouche-à-oreille et de nombreuses critiques dithyrambiques dans la presse, Prisoners se pose comme la très bonne surprise de cet automne, en attendant le Gravity d’Alfonso Cuaron. Sans prendre de réels risques, le nouveau film de Denis Villeneuve n’a cessé de se voir remettre l’étiquette notable de « meilleur polar de la décennie ». A l’origine d’Incendies, l’un des succès critique phare de 2011, Denis Villeneuve s’est envolé pour les Etats-Unis et a eu le loisir de mettre en scène An Enemy (dont la sortie est prévue pour 2014) avec Jack Gyllenhaal. Dès le tournage de celui-ci bouclé, il a été chargé de mettre en boîte un scénario d’ Aaron Guzikowski (Contrebande). Le projet avait été proposé à Bryan Singer, qui depuis son cultissime Usual Suspect n’avait plus touché au genre policier. Il refusa gentiment le projet, se concentrant sur la production du préquel X-Men avant de s’attaquer à Jack, le Chasseur de géant. Après ce refus de la part de Singer, le projet ambitieux était orphelin et Hollywood se mis en quête d’un réalisateur dont le nom serait apprécié des critiques et dont la faible notoriété assurerait aux producteurs le loisir de rendre son travail malléable, et conforme aux attentes des studios. Denis Villeneuve était ce choix car après une tournée de festivals le récompensant pour le film Incendies, et une première production américaine appréciée, les studios avaient une entière confiance en son talent et ils lui proposèrent le projet. Projet accepté, il demanda à son nouvel acteur américain favori de le suivre dans cette aventure. Dès lors, il ne lui restait plus qu’à le tourner pour faire ses premiers pas dans la grosse et dévoreuse machine Hollywoodienne. Et Denis Villeneuve s’en est brillamment tiré.

Alors il est difficile à dire si le scénario était imaginé comme tel mais un polar filmé de cette manière, aussi froide et peu rassurante, il y avait de quoi effrayer le grand public. C’était sans compter sur l’originalité du projet, une campagne promotion bancale dont l’intérêt reposait heureusement sur l’audace du projet et surtout un trailer qui mettait bien en avant les performances de Hugh Jackman et de Jack Gyllenhaal. Denis Villeneuve semble avoir construit un film à l’identité bien établie. Difficile à croire qu’un film de ce calibre, aussi bien sur le plan scénaristique que visuelle, soit le fruit de l’imagination des producteurs (sachant que Mark Wahlberg en fait partie). Denis Villeneuve a soit eu carte blanche (ce qui serait étonnant pour un aussi gros projet hollywoodien), soit son caractère et son côté têtu l’ont amené à ne jamais, ou très peu, céder sur certains points de l’intrigue. Il en résulte un film déconcertant, d’une audace appréciable, au scénario minutieux et appliqué dont la performance des acteurs est à saluer majestueusement. Jack Gyllenhaal qui retrouve un rôle sensiblement proche d’un autre grand film policier de ces dernières années, le Zodiac de David Fincher (2007). Sauf qu’au lieu d’avoir un rôle de journaliste un peu introverti, il campe ici un flic troublé, cynique et implacable détective. Une merveille de personnage complexe, imperturbable et au charisme grandiose. A côté de lui, il y a un Hugh Jackman qui n’a plus été aussi bon depuis Le Prestige de Christopher Nolan (2006), ce même Nolan qui donne son nom à cette critique (ceux qui auront vu le film dans son ensemble comprendront de quoi il est question). Dire que Hugh Jackman a été nommé aux Oscars pour sa performance dans Les Misérables, étron d’adaptation littéraire française. Sa performance ici valait certainement plus de reconnaissance du milieu et il est regrettable de prédire que sa prestation sera oubliée d’ici là, la faute à un parti pris et une mise en scène extrêmement froide qui glacera les ardeurs des votants du Dolby Theater.

Il est vrai que toute la réussite du film tient dans son ambiance qui rappellera aux cinéphiles ce côté très froid du thriller nordique, plus particulièrement suédois où la saga Millénium en est l’exemple le plus probant. Les amateurs de genre penseront également aux bons vieux polars et films noirs américains que sont Mystic River (Clint Eastwood, 2003), surtout pour son message dénonciateur sur l’auto-justice, ou Seven (David Fincher, 1995), pour son ambiance sombre, pluvieuse et morose. Les cinéphiles eux penseront immédiatement au classique du cinéma coréen, le génial et culte Memories of Murder de Bong Joon Ho (2003) pour l’aspect irrésolu de l’enquête et des personnages qui patinent et ne savent plus quoi tenter pour retrouver ces deux jeunes filles. Le film dure deux heures trente mais il ne suffit que d’un petit quart d’heure pour que Denis Villeneuve rentre directement dans le vif du sujet, en faisant disparaître de l’écran ses deux fillettes, un peu trop confiantes et naïves. A partir de là, l’intrigue s’évertue à suivre le comportement de deux hommes aux méthodes contraires, et très peu orthodoxes. Deux personnages ayant chacun une motivation propre, un passé trouble et des expériences traumatisantes qui vont les rendre froids, distants et figés sur leur position, en désaccord sur l’efficacité de leurs méthodes. Son image de protecteur brisée, désormais méprisée par sa femme et un fils qui ne trouve plus le moyen de l’aimer (le croyant alcoolique), le personnage de Hugh Jackman se raccroche à sa colère interne, à sa volonté de retrouver sa fille en utilisant tous les moyens qui lui semblent justes. Un suspect arrêté, une libération faute de preuve et c’est l’occasion pour le père d’oublier la présomption d’innocence. Un kidnapping discret et des méthodes de torture atroces et planifiées vont avoir raison de la sagesse de cet ancien bon père de famille. Derrière lui, l’enquêteur chargé de retrouver ses filles fait confiance à la raison, au bon sens et aux preuves. Une méthode qui prend du temps mais qui a le mérite d’apporter des pistes, qui parfois le trompent. Le thème de l’auto-justice et de la vengeance paternelle n’est pas nouveau au cinéma mais Prisoners est l’un de ces rares films qui fait autant réagir. Le film tombe également dans un contexte francophone où les citoyens s’interrogent sur l’auto-justice et en débattent (cf. l’affaire du bijoutier de Nice). Toute l’intelligence de la mise en scène de Villeneuve est de montrer l’image de l’Amérique derrière ce père de famille de la classe moyenne, auquel tout le monde pourra s’identifier. Il faut y voir l’image d’une Amérique attaquée par un Mal extérieur alors qu’elle se croyait invincible et qu’elle avait promis de protéger ses habitants. Certains y verront une nouvelle référence au 11 Septembre, il faut plutôt y voir l’image d’une Amérique qui n’est pas sans faille et qui malheureusement peut employer des méthodes abominables et atteindre malgré tout une finalité dramatique, celle de l’Amérique meurtrie.

A propos, il faut souligner le travail magistral de Roger Deakins, le directeur de la photographie, qui nous offre une sélection de plans plus géniaux les uns que les autres (cf. le plan survolant le lac). Directeur de la photographie attitré des Frères Coen, Deakins montre à nouveau toute l’ampleur de son travail et démontre qu’il est, à l’heure actuelle, l’un des meilleurs techniciens du cinéma. Denis Villeneuve a su s’entourer d’une excellente équipe, et l’ensemble de son casting est irréprochable. De Viola Davis à Paul Dano, en passant par Melissa Leo, Terrence Howard et Maria Bello, leurs interprétations arrivent toutes à faire frissonner, réagir et sensibiliser selon les circonstances. Le film n’en reste pas pour autant invincible sur toutes ces qualités qui ont été mises en avant. La faute à quelques facilités scénaristiques, des rappels aux spectateurs qui se situent dans les dialogues (ça a au moins le mérite de ne pas employer de flashbacks), et d’après de nombreuses critiques d’une intrigue dont le final est prévisible d’avance. Alors oui, les cinéphiles avertis devineront l’importance des personnages et sauront qu’un seul individu n’a pas été traité correctement et qu’il ne pourra s’agir que de lui, surtout que les indices leur donneront raison. Mais de manière générale pour le spectateur lambda, l’issue de l’intrigue est une surprise de même que ce dernier plan très nolanien qui laissera une impression de génie (ou de pompeur, c’est selon) et fera encore se rappeler du film dans quelques années. Peut-être même que les prochains polars se verront comparés à Prisoners, l’un des films majeurs de 2013.

Alors quoi ? Et bien, il faut croire que Prisoners est effectivement l’un des meilleurs thrillers américains de ces dernières années. Toute la technique du film ajoute une dimension spectaculaire à l’intrigue tout en ne faisant que suivre la progression semée d’obstacles de ses deux personnes principaux. Le film est aidé par une mise en scène grandiose et un casting irréprochable où Hugh Jackman et Jake Gyllenhaal sont au sommet de leur art. Inventif, sombre, audacieux, c’est assez pour plaire à un public qui ne ressent plus d’émotions devant des thrillers qui semblent tout se ressembler. Le film de Villeneuve emprunte à beaucoup de références mais il en fait suffisamment bon usage pour faire un film à l’identité propre et efficace. Un film qui a des choses à dire, des thèmes à réfléchir et débattre dans la société, un film qui arrive à combiner élégamment mais de manière glaciale, l’intelligence d’une bonne intrigue et le fait d’avoir vu un (très) bon film sans pour autant évoquer le « bon divertissement ». Et c’est ça qui différencie les polars des très grands polars !

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le 16 oct. 2013

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Kévin List

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