Le titre français « profession reporter » désigne surtout la première moitié du film et pas nécessairement son thème principal. Il annonce Nicholson en reporter (faux espion dans un costume de mort bientôt) sans laisser deviner la nature de sa balade : une échappée philosophique dans une réalité en 'surimpression'. La justification rationnelle de The Passenger feint à peine une démarche qui, véritablement épanouie, donnerait Salvador d'Oliver Stone pénétré par Hitchcock. L'usurpation d'identité de David Locke (Nicholson) lui donne accès à une liberté immense mais très vite aliénante ; bien sûr il faut tenir le mensonge, mais il faut aussi se débattre avec l'absurde alors qu'on est sur les sentiers de la perdition.


The Passenger (1975) fait largement écho au souvenir de Blow-Up (1966), autre film d'Antonioni qui a alimenté les vocations de cinéastes illustres. Certaines séquences sont très ressemblantes (en voiture ou autour des hôtels), surtout dans la deuxième heure. Cette période flottante est marquée par une relation soutenue, mais néanmoins stérile et sans grande intensité, avec une jeune femme apparemment censée se divertir, comme dans une année sabbatique par devoir ou en attente (Maria Schneider, sortant de l'expérience douloureuse du Dernier Tango à Paris d'un autre cinéaste italien important, Bertolucci). Le spectacle atteint parfois un degré d'abstraction extrême, relié à une trame de plus en plus rachitique ; la pièce est impossible à jouer car les protagonistes sont dans le déni et leur réalité en dépression.


Cette désintégration triomphante est une constante avec Antonioni : tout fout le camp même si tout continue. Le faux reporter se noie dans sa fausse vie et disparaît graduellement. Le sujet supposé se situer au centre du film semble toujours chercher à s'en évader ; Locke/Nicholson est un prisonnier fuyant. Du coup, la caméra s'intéresse à ce qui se produit autour de lui, même lorsque c'est anodin quand lui vit un événement fort (voir meurt). C'est un fantôme dans la fiction et pour le film, un héros planqué à la place du figurant ; comme il n'arrive pas à l'occuper, l'action elle-même le démentant, il s'étiole sous nos yeux. Il se cherche, se cache ; il se vide en fait sans trouver de nouvelles formes adéquates. Sortir de son identité devrait lui permettre des ouvertures, mais il n'a plus accès qu'au superflu, partout, tout le temps. Il n'est plus ni acteur ni habitant ; il arpente seul le Styx et repousse le moment où il faudra couler quelque part pour mettre fin à sa fugue sans issue.


Antonioni poursuit sa réflexion engagée sur Blow-Up, de manière encore plus éthérée, sans langage crypté désormais, accompagnant son cobaye dans le désert avec aplomb et en assumant le détachement dont lui est la victime. Dans les deux films il est question de l'impossibilité, pour un artiste ou un journaliste spécifiquement, d'atteindre l'objectivité ; mieux, de représenter la réalité conformément et même de la lire avec objectivité. Celui qui manipule le moindre objet du réel est dans l'erreur : grâce à son imposture, le reporter l'expérimente mais ne peut, par définition, l'analyser ni le maîtriser. Sa frustration de passager incapable de rationnalité est identifiée et décuplée. À cette faillibilité humaine, s'ajoute celle de l'aventure : vaine pour l'individu (un pas de chaque côté et c'est la régression, l'immobilisme et c'est le rappel au néant) comme pour tout système humain (produit imparfait et gratification empoisonnée).


Le sentiment général n'est pas tout à fait mélancolique, ou ne se livre pas comme tel : c'est plutôt une fatigue de l'ego, une impuissance à exister une fois qu'on a pris son indépendance en saturant ce qui faisait sa vie. David Locke devrait maintenant abandonner la société mais il reste son otage alors que tout y a perdu son sens. Dommage, il n'avait rien à gagner en allant ainsi avec des courants artificiels encore plus las que lui.


https://zogarok.wordpress.com/

Zogarok

Écrit par

Critique lue 754 fois

5

D'autres avis sur Profession : reporter

Profession : reporter
Alligator
4

Critique de Profession : reporter par Alligator

Je n'ai pas accroché. Pourtant il y avait de quoi : Nicholson, le désert, l'Andalousie et Barcelone. Je débutais le film avide. Je le termine à vide. Antonioni n'est pas un médiocre question cadre,...

le 11 févr. 2013

25 j'aime

6

Profession : reporter
Travellings
10

Être à l'image, c'est exister.

Alors que la mise au point s'effectue lentement sur le rose du crépuscule hispanique, qui vient lécher les murs blancs de l'hôtel de la Gloria - plan final par-dessus lequel commence à défiler le...

le 11 juin 2018

20 j'aime

12

Profession : reporter
CREAM
8

Bored to death

Les films d'Antonioni se divisent en deux catégories : ceux tournés en Italie et ceux tournés en dehors de l'Italie, ce film appartient à la seconde catégorie. Tout démarre dans le désert lorsque...

le 8 mai 2011

18 j'aime

Du même critique

La Haine
Zogarok
3

Les "bons" ploucs de banlieue

En 1995, Mathieu Kassovitz a ving-six ans, non pas seize. C'est pourtant à ce moment qu'il réalise La Haine. Il y montre la vie des banlieues, par le prisme de trois amis (un juif, un noir, un...

le 13 nov. 2013

49 j'aime

20

Kirikou et la Sorcière
Zogarok
10

Le pacificateur

C’est la métamorphose d’un nain intrépide, héros à contre-courant demandant au méchant de l’histoire pourquoi il s’obstine à camper cette position. Né par sa propre volonté et détenant déjà l’usage...

le 11 févr. 2015

48 j'aime

4

Les Visiteurs
Zogarok
9

Mysticisme folklo

L‘une des meilleures comédies françaises de tous les temps. Pas la plus légère, mais efficace et imaginative. Les Visiteurs a rassemblé près de 14 millions de spectateurs en salles en 1993,...

le 8 déc. 2014

31 j'aime

2