La peur, disait Alfred Hitchcock, est un sentiment que les hommes aiment éprouver lorsqu’ils sont certains d’être en sécurité. Encore ne faut-il pas se priver de cette arme maîtresse qui est fournie par une connaissance lucide. Car on se trouve alors aussi démuni qu’un primitif, sujet aux grandes frayeurs ancestrales. La raison s’égare volontairement dans l’irrationnel, se livre sans défense (comme Janet Leigh sous la douche) à la toute-puissance de l’occulte. On sait à quel point, chez le cinéaste, la création repose sur une science exacte des réactions du spectateur. Non par souci financier (il était même persuadé que Psychose serait un échec commercial) ou publicitaire (La Mort aux Trousses a indiqué ce qu’il en pensait), mais parce qu’il attribue à ses thrillers une véritable mission, dans un sens quasi apostolique. Et cette mission relève de la catharsis. Il faut que le spectateur se défoule sur le plan psychanalytique, se confesse sur le plan logique, se purifie sur le plan spirituel. Le frisson épidermique qu’il ressent n’est qu’un moyen pour accéder à un état privilégié de réceptivité. Il doit lui permettre de déchiffrer les niveaux pluriels de l’œuvre en se laissant submerger par une angoisse capable d’en démultiplier les sensations. Hitchcock a besoin de la participation active du public, un public qu’en retour il se plaît — objectif avoué — à faire souffrir. Pour lui, le suspense renvoie à l’enfance (la peur du monde), donc à l’inconscient privé et collectif, c’est-à-dire essentiellement au sacré. Plus que tout autre ouvrage du maître, l’immersion dans les gouffres impénétrables de la folie de Norman Bates fait aujourd’hui figure d’indépassable, de modèle ayant ouvert la voie à une longue série de variations construites sur la figure du psycho killer. Une œuvre-programme, un film matriciel, le père et le parangon du slasher tel qu’on le connaît aujourd’hui, mais encore davantage que cela : une base de données qui servira de référence à plusieurs générations de réalisateurs.


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Psychose est sans doute l’opus le plus obscur d’Hitchcock, terme à entendre d’abord de façon littérale. Obscur parce que jamais chez lui la nuit, mate, prégnante, n’a paru aussi sombre, ni le jour, dans son azur métallique et blafard, aussi crépusculaire. Encadré par ces hautes symphonies de la couleur que sont La Mort aux Trousses et Les Oiseaux, il impose une atmosphère oppressante qui se diffuse également sur les gestes, les visages, les voix, les tonalités d’une photographie confiée à un opérateur venu de la télévision. À la mesure d’un abandon toujours possible aux codifications du romanesque de l’horreur, la part d’ombre ne cesse de s’accroître, dans une réversibilité progressive de l’image et de l’idée, soumettant le film entier à la charge d’une extrême épaisseur métaphorique. Car si toute œuvre d’Hitchcock met en scène une relation de désir dont la reconnaissance développe une dramaturgie de la violence établie sur la recherche du secret — jusqu’à faire, par une conclusion bien naturelle, de la recherche du secret le champ du désir même — alors cette maïeutique connaît ici un accomplissement inédit, en déplace les termes comme pour mieux faire saillir les déterminations qui les soutiennent et les instances qui les fondent. Le premier signe se situe dans la translation portant sur l’enquête qui voit le héros, contraint par le hasard et la nécessité, apprendre à reconnaître sa vérité. Or ici, aucun des deux protagonistes ne s’investit en sujet dans la progression d’une intrigue dont l’élucidation vient se partager par fragments entre Arbogast, le shérif, Sam, Lila et le psychiatre. Ce dernier intervient même tel un deus ex machina, étranger à l’action, au point qu’on a parfois considéré l’explication finale comme un appendice ridicule. Alors que la scission entre la matérialité de l’expérience et son intelligence vient redoubler la division centrale qui soumet toute l’entreprise et détermine son passage manifeste à l’ordre symbolique.


Méditation sur la relativité du bien et du mal en chacun de nous, Psychose est l’histoire de gens qui, pour n’avoir pas le courage de vivre, devront trouver celui de mourir, physiquement ou mentalement. Jamais l’auteur n’a été aussi loin dans l’expression de sa fameuse théorie du transfert. Pour lui, si les dispositions naturelles de l’homme l’entraînent à donner libre cours aux impulsions mauvaises qui le dévorent, l’organisation de la vie sociale le force presque toujours à dissimuler par un phénomène d’inhibition ses penchants naturels et à ne révéler qu’un soi édulcoré, presque émasculé de ses réelles motivations. Mais ce ne sont là que des données abstraites. Tout le génie d’Hitchcock est de les formaliser par le biais d’une mise en scène qui, point commun aux plus grands films, se moule en quelque sorte sur les idées qu’elle entend exprimer. Cette opération est d’abord affaire d’architecture, élaborée et déployée à la manière d’un piège fatal se refermant sur le spectateur en même temps que sur l’héroïne. Deux récits glissent l’un sous l’autre, ou l’un dans l’autre, outils d’une perversion structurale dont le cinéaste avouait avoir saisi la clé en décidant de tuer sa star au premier tiers de la projection. D’un côté l’histoire de Marion et Sam, dont l’ouverture annonce la problématique (le mariage), dont le vol instaure l’enjeu dramatique, et qui sur son axe propre pourrait engendrer de multiples issues. De l’autre celle de Norman, qui pourrait commencer à l’arrivée de la jeune femme dans le motel et se poursuivre à quelques différences près jusqu’au terme du long-métrage. Les segments basculent et se nouent indissolublement lors de la rencontre des deux personnages principaux. Cette disparition anticipée, ce principe de substitution à mi-parcours d’un protagoniste par un autre, d’un premier fil narratif par un second qui en prend le relais, sont d’une nouveauté comparable à ceux qui surviennent la même année dans L’Avventura. Et il est remarquable que des artistes aussi différents qu’Hitchcock et Antonioni, aussi éloignés tant par la distance géographique que par les préoccupations, indiquent en simultané et par des procédés similaires l’une des grandes voies de la modernité cinématographique.


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Dès les premiers plans, la caméra pénètre de façon indiscrète dans une chambre d’hôtel aux stores baissés, en plein après-midi. Sur le lit, un couple s’embrasse, s’étreint et manifeste une grande attirance charnelle. La femme est belle, l’homme aussi, elle se lève en soutien-gorge puis se rhabille. On est arrivé trop tard. D’emblée Hitchcock attise et frustre un désir qui trouvera logiquement sa conclusion à la fin de la course de l’héroïne. Cette fois elle sera totalement nue, et la proie d’un acte sexuel extrême comblé au-delà de toute espérance. Pour l’heure, parce qu’elle a succombé à la tentation de voler 40.000 dollars, Marion est taraudée par une culpabilité que le spectateur prend à sa charge. L’identification fonctionne à plein régime. Un motard la suit, lunettes noires cachant son regard insaisissable. Mais l’Ange de l’Ordre, dépêché pour une dernière tentative de salut, ne peut racheter ce qui ne veut pas être sauvé : après l’avoir interrogée, le policier abandonne sa filature et la laisse seule avec ses tourments. Sujette à tous les délires, fatiguée, elle fait halte dans une auberge sinistre où elle ne trouve rien de mieux à faire que de placer l’objet du délit en évidence sur la table de nuit. Tout est disposé pour le guet-apens : il surviendra, mais pire que tout ce qu’on aurait pu imaginer. Bien que la faute engendre l’impératif d’une épreuve rédemptrice, Marion semble frappée par un Dieu particulièrement inflexible. Elle se trompe de route et meurt à un quart d’heure à peine de la localité où réside son fiancé, au moment où pourtant elle décide de rendre l’argent. Rarement chez Hitchcock le destin se sera fait aussi implacable. Exaspérés par l’attente, le désir et la crainte gonflent en effet jusqu’au summum de leur intensité. Ils prennent des contours flous, revêtent une forme imprécise, se matérialisent en un ectoplasme qui se glisse soudain derrière le rideau de la salle de bains. La progression du récit est alors déchiré avec la brutalité fulgurante de la lame lacérant la chair trop exposée, trop blanche de Marion, tandis que hurlent les violons syncopés et dissonants de Bernard Herrmann.


Magistralement conçue, montée et réalisée, la légendaire séquence de la douche n’est pas qu’un morceau d’anthologie. Elle constitue l’outil par lequel s’exerce l’audace stupéfiante, pour ainsi dire blasphématoire, de l’autodafé qu’Hitchcock nous inflige avec une sadique délectation. Dans les cris et l’effroi, il vient de massacrer Janet-Marion, cette créature par deux fois offerte puis refusée, mais dont on partageait le moindre frémissement intérieur : celle qui autorisait la projection morale et émotionnelle, celle sur qui se cristallisait l’empathie. Entamé avec un regard à travers la fissure d’un mur, le meurtre s’achève par le sang s’engouffrant dans le trou d’évacuation de la douche, véritable inversion de l’image d’un viol. La caméra tournoie lentement autour du corps inerte de la jeune femme, s’attarde sur son œil fixe et vitreux. Désormais c’est le profil inquiétant du manoir gothique qui infuse et entête comme un mauvais songe, et c’est Norman qui dicte le cours des situations. Lui qui, par piété filiale, entreprend d’effacer les traces du forfait, qui inspecte rapidement la pièce pour vérifier si rien n’a été oublié, qui omet d’abord le paquet plein de billets puis, s’en souvenant, le précipite avec le cadavre et les autres affaires de la victime dans la fange fœtale du marécage — au fond de sa conscience. Tout concourt à la commutation : le temps de la discussion qui couvre près d’un quart du film, la violence inouïe qui la scelle, le naturel comme la musicalité d’une fiction qui se trouve intégrer ce qui du premier des récits participe à la construction du second puis à celle d’une composition ternaire. Trois mouvements se reprennent pour s’harmoniser terme à terme par des oppositions couplées, assurant ainsi le déploiement de la narration et sa cohésion organique en une hiérarchisation parfaite de la répétition et de la différence.


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Lorsqu’on apprend que la meurtrière présumée est morte depuis dix ans, c’est la déroute totale de l’esprit logique, l’affolement du monde intellectuel. Il ne reste comme recours que la foi aveugle incarnée par Lila, la sœur de Marion. L’ultime révélation surviendra dans le cellier, livré aux foudres expressionnistes d’un plafonnier qui se balance et poignarde l’obscurité. Dès lors on peut contempler l’objet de sa peur, piqué au mur tel un oiseau nocturne. Le discours conclusif éclaire ce qui a poussé Hitchcock à agencer son film sur la dissociation démentielle à partir d’une intrigue qui, pour l’irriguer sourdement au point de lui paraître indispensable, ne lui reste pas moins dramatiquement étrangère. Dans la détermination des romans familiaux qui font se correspondre les dialogues de Sam et de Marion dans la chambre d’hôtel, de Norman et de Marion dans l’arrière-salon du motel, se rejoue la question tant de fois déclinée par l’auteur de l’accès à la jouissance et de la culpabilité qui s’y attache, de la sexualité et de son rapport fondamental à la mort. Que le corps du sujet de la névrose soit donné à la fureur du sujet de la psychose, qu’il s’agisse d’un homme et d’une femme aux prénoms presque symétriques (Norman-Marion), il faut y reconnaître l’artifice suprême, le traquenard le plus insidieux d’une œuvre qui assume jusqu’au vertige du dédoublement une interrogation fascinée sur les arcanes du désir. En ce sens, Psychose assure une transition dialectique entre La Mort aux Trousses et Les Oiseaux. Le symbolique, dans le premier, se donne à lire sous la trame d’un récit policier, même s’il le contraint à une étonnante franchise. Il faudra la distorsion introduisant ici avec une habileté souveraine une sorte d’écart réflexif pour pouvoir inscrire l’allégorie comme telle, c’est-à-dire le mythe, dans les cris et les battements d’ailes des volatiles, dont les compagnons empaillés de l’hallucinant Anthony Perkins annoncent la venue prochaine.


Mais aucune analyse n’est suffisante pour expliquer l’invention des formes à l’œuvre dans Pychose, leur cohérence interne, leur économie forgée sur la diversion ou l’amplification des effets, l’extraordinaire performance d’une mise en scène qui pense l’impact des ombres, la configuration des espaces, le choix des angles, et dont la grammaire (mouvements d’appareil acrobatiques, inserts, plans serrés, moyens ou subjectifs, plongées et contre-plongées) est rigoureusement ordonnée. Du trou percé dans le mur pour satisfaire les pulsions voyeuristes de Norman aux orbites vides de la grimaçante tête de mort de madame Bates, tout obéit à des règles fermement établies, à un jeu subtil et mathématique de rimes et de renvois, à l’homogénéité d’un univers entièrement contrôlé où l’on est contraint de descendre graduellement, marche par marche, vers le point extrême de confrontation entre les fantasmes de l’un et les terreurs de l’autre. Hitchcock dépeint toujours le combat de la lumière et des ténèbres, de l’unité et de la dualité, de l’ordre et du chaos, de l’éternel et du fini, de l’existence et du néant. Toile méticuleusement tissée, Psychose est une pièce centrale de son édifice, mais à l’inverse des deux précédents opus, construits sur des procédés particulièrement séduisants, fussent-ils funèbres et tragiques (dans Vertigo), elle est fondée sur la crudité, les visages non fardés, le minimalisme d’une plastique de granit gris, le heurt d’un montage coupant comme un couteau. Tous les rouages de l’horlogerie se disposent en fonction d’une loi d’impact maximum qui concourt à l'attraction mentale autant qu’à la participation viscérale du spectateur. Mille fois copié, jamais égalé, ce cauchemar suggestif demeure le centre de gravité authentique du cinéma d’épouvante : aucun film n’en atteint la minutie diabolique, la profondeur trouble et la puissance surnaturelle.


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le 4 août 2016

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Thaddeus

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