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Avec Quartier violent sorti en 1974, Hideo Gosha quitte l’univers des samouraïs et des sabres pour poser ses valises dans celui de la rue. On suit l’histoire d’Egawa, un ancien yakuza libéré après plusieurs années passées en prison. Il a hérité du Madrid, un petit bar de Ginza, un “cadeau” du clan Togiku pour services rendus. Mais ce commerce, loin de lui offrir une retraite paisible, devient très vite un pion dans une guerre de clans nationale, un point névralgique au cœur des ambitions croissantes des organisations criminelles.

Le récit semble au départ assez classique, convoquant tous les codes du yakuza eiga : l’ancien gangster qui voudrait s’écarter, les trahisons, les luttes de territoire, les magouilles interclans. Mais Gosha en fait surtout le portrait d’un monde qui se désagrège, un dernier état des lieux avant la casse. L’honneur n’est plus qu’un mot, et encore. Ici, tout n’est que transactions, deals et intérêts financiers. On est pleinement dans le sous-genre du jitsuroku eiga, cette veine quasi-documentaire sur le fonctionnement réel de la pègre chère à Kinji Fukasaku. Le basculement se cristallise autour d’un kidnapping qui vire au meurtre, événement sordide qui dévoile l’ampleur de la corruption et des liens troubles entre gangsters et médias, un thème encore aujourd’hui brûlant au Japon.

Sur cette matière rugueuse, Gosha pose un regard sans concession. Egawa, incarné par Noboru Andō, est un ex-yakuza désabusé, brisé par les années de taule et la vision de sa compagne passée dans les bras du boss. Aucun romantisme, aucune rédemption héroïque. Juste la vie d’un homme fatigué, lucide, coincé entre des loyautés mortes et des dettes morales qu’il traîne comme des chaînes. Avec son emblématique cicatrice et son passé réel de yakuza, Andō apporte au personnage une présence foudroyante et un charisme à l’ancienne. Il a ce magnétisme presque animal qui rappelle le Delon de la grande époque, celui qui n’avait pas besoin de parler pour bouffer l’écran. Même économie de gestes, même autorité silencieuse. Ce n’est pas un héros mais un survivant errant, un type qui traverse son propre naufrage sans illusion.

Ce qui distingue Quartier violent, c’est finalement la manière dont le cinéaste manipule le style. Il met en scène une violence à la fois esthétisée, traversée de fulgurances, qui reste pourtant organique, viscérale, jamais clinquante. Il s’autorise aussi tout un tas d’exubérances. La boîte de nuit du Madrid, avec ses lumières hispaniques, ses teintes de cabaret et ses danseuses de flamenco devient le théâtre d’une scène d’amour complètement baroque et surréaliste. Ces moments stylisés ne trahissent pourtant jamais l’ancrage de vraisemblance du film. Certaines séquences flirtent même avec le giallo. Le tueur trans incarné par Madame Joy, à la silhouette fardée et au rasoir acéré, est filmé avec une sensualité trouble et des couleurs plus tranchées, introduisant une étrangeté quasi fétichiste dans cet univers de codes virils.

À l’inverse quand Bunta Sugawara surgit le temps d’un déchaînement de violence sèche, le film revient dans une énergie brute, animale. C’est une scène totalement gratuite mais incroyablement iconique et badass. Une pulsion qui traverse le récit et contamine tout ce qu’elle touche. Cette approche frontale renforce la fragilité d’un monde où chaque confrontation annonce l’effondrement d’un code moral déjà moribond.

La désagrégation atteint son sommet dans la séquence finale, magnifique de mélancolie, où Egawa et Yazaki se livrent un duel à mort. Deux anciens frères d’armes, derniers dinosaures d’un code d’honneur que plus personne ne respecte. Ils savent que leur époque est révolue. Gosha filme ce dernier affrontement comme un adieu à un certain Japon, sublimé par l’utilisation bouleversante du grain, tandis qu’en parallèle le nouveau dirigeant du clan Togiku scelle un accord commercial avec les ennemis jurés. Le symbole est limpide.

Le film a ses faiblesses, notamment au niveau scénaristique. Le début est un peu confus, il y a un trop-plein de personnages secondaires et des événements qui s’enchaînent parfois avec peu de logique. Mais ces aspérités importent finalement peu face à la force du tableau que le réalisateur compose. Il peint un portrait amer et désenchanté d’un milieu où même les figures les plus charismatiques, Noboru Andō en tête, semblent écrasées par un système qui ne laisse plus aucune place à la mythologie.

Dans ce réalisme violent mais bien construit, Gosha rappelle que le yakuza-eiga peut dépasser les frontières du cinéma d’exploitation pour devenir le miroir d’un Japon en pleine mutation et la résonance désespérée d’un honneur déjà mort.

Zoumion
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