Parmi les nombreuses sources qu’il vampirise, le cinéma américain a toujours réservé une place de choix pour son patrimoine théâtral : c’est la garantie d’une intrigue et de dialogues de qualité, et l’occasion de numéros d’acteurs qui pourront rester dans les mémoires.


Reste la délicate question de la mise en scène : quelles modulations apporter à un lieu unique, une unité de temps et les artifices inhérents à la dimension littéraire de l’œuvre originelle ? Tout le monde n’a pas la vigueur d’un Mankiewicz ou d’un Kazan, et le théâtre filmé plombe souvent les meilleurs matériaux.


Mike Nichols, qui vient lui-même de la scène, fait ses premiers pas au cinéma pour cette pièce à succès de 1962. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il parviendra à trouver ce point d’équilibre entre la densité du texte, la puissante présence des comédiens et la place qu’il accordera à sa propre esthétique filmique.


Who’s afraid of Virginia Woolf ? est une de ces œuvres monstres, une descente dans l’enfer ordinaire de la crise conjugale. A la faveur d’une nuit fortement alcoolisée, c’est le grand déballage pour le coupe Liz Taylor / Richard Burton, tous les deux exceptionnels. Vulgarité, coups bas, cris, sarcasmes et accusation, rien ne manque à la partition.


L’intérêt malicieux et malsain de cet échange est de le faire se dérouler devant témoins : un jeune couple, un peu forcé de mondaniser avec eux (nouveaux arrivés dans le corps des enseignants d’une université, ils se doivent de sympathiser avec le personnage de Martha, fille du président de la faculté) assistera à toute cette obscène impudeur, s’y mêlant de temps à autre à la faveur des désinhibitions de l’alcool. Le langage est la première victime : on hurle, on se répète jusqu’à vider les mots de leur sens, on joue avec les sous-entendus, on récite jusqu’à la nausée (très belle superposition du latin d’église sur l’hystérie à l’apogée du conflit)… face à la colère, le fond se délite et la forme épuise les corps meurtris.


Le film est le récit chaotique d’un effondrement, qui mêle habilement deux lignes directrices ; tout d’abord celle d’une terrible routine, montrant crûment l’incapacité d’un « vieux » couple à envisager autre chose que l’enfer du vivre-ensemble. On connait si bien l’autre que la litanie des reproches est inépuisable, et la nuit suit une dynamique de montagnes russes proprement vertigineuse, au gré de paroxysmes hystériques (un fusil braqué sur un visage, une danse frénétique sur la chanson titre pour détourner l’attention) et de brusques retombées qui permettent quelques ouvertures de l’espace, notamment sur la balançoire du jardin.


Mike Nichols sait parfaitement comment restituer cette fébrilité. Sa mise en scène, impeccable lorsqu’il s’agit de saisir l’espace et ses cadres étouffants (on oublie par exemple de temps à autre que le couple est accompagné d’invités), sait aussi se faire mobile et audacieuse. Jeux sur la mise au point, brutalité de certains mouvements d’appareil, on pense par moments au travail radical de Cassavettes dans Shadows et surtout Faces qui lui aussi aborde de front la question de la crise conjugale.


La deuxième ligne d’écriture est celle de l’événement : il est évidemment inévitable que cette nuit soit le pivot d’un élément nouveau. C’est là qu’intervient la fameuse question du fils de ce couple, mentionné dès le départ, et qui va infuser un lent et fatal poison dans cette nuit de la vérité.


La présence des témoins est donc essentielle : ils sont une figure des spectateurs, mais amoindrie, parce qu’eux-mêmes en proie à l’alcool et leurs propres démons. Nous supposons assez rapidement la mort de l’enfant, avant de comprendre que celle-ci était elle-même une affabulation.
Cette belle idée – le couple s’était inventé un enfant imaginaire, mais il était hors de question de le mentionner à d’autres personnes – permet une réflexion habile sur la fiction elle-même. La mise à mort du fils par le père, qui annonce son décès devant témoin, est une mise en abyme des capacités quasi divines de l’auteur sur ses personnages, mais aussi – et ici, surtout – la prise de conscience qu’un retour au « réel » est nécessaire pour s’en sortir. Le deuil qui s’en suit est celui d’une vie entière : Martha, abandonnant son fils se voit délestée d’un mensonge qui rongeait leur vie, et pourra peut-être voir en son mari non un complice d’illusion, mais un soutien face au vide.


Morceau de bravoure, éprouvant et sans concession, Who’s afraid of Virginia Woolf ? est un premier film puissant et imparable. Pour que le regard sur la complexité humaine soit exhaustif, il manque encore l’humour : Mike Nichols s’y attellera avec le talent qu’on lui connait dès son film suivant, Le Lauréat.


(7.5/10)

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le 5 avr. 2018

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Sergent_Pepper

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