Roma
7.1
Roma

Film de Alfonso Cuarón (2018)

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Dans l'imaginaire collectif, on associe bien souvent le nom d'Alfonso Cuarón à l'usage du plan-séquence, réduisant d'une certaine façon son art à un simple geste technique. De là à dire que son cinéma ne serait que technicité et donc superficialité, il n'y a qu'un pas que certains s'empressent de franchir. Pourtant, en y réfléchissant bien, le plan-séquence peut se voir comme une invitation faite au spectateur pour accompagner le cinéaste dans ses déambulations, dans une quête intime de vérité qui devient progressivement la nôtre. C'est une façon comme une autre de nous rappeler qu'on est toujours vrai lorsqu'on chemine vers les sommets.

Ce cheminement était déjà au cœur de son film précédent, Gravity, puisque l'héroïne ne devait sa renaissance qu'à ce long périple qui la conduisit du vide sidéral jusqu'au plancher des vaches. Un cheminement que l'on retrouve bien évidemment dans Roma, à travers la démarche d'un cinéaste qui délaisse la SF pour le drame intimiste et autobiographique, conviant ainsi son spectateur à une délicieuse recherche du temps perdu, un voyage mémoriel dont les réminiscences profondes vont se charger de vérité à l'approche de nos douces madeleines et de l'être aimé.

Mais pour nous en révéler la teneur, pour mettre en lumière son caractère « extraordinaire », il nous précipite sur les chemins sinueux d'un récit a priori ancré dans la banalité quotidienne : Mexico, les années 70, une demeure aussi cossue qu'anodine, à l'image de ses occupants : un couple, quatre enfants, une belle-mère, un chien et des domestiques. Un cadre foncièrement ordinaire à travers lequel Cuarón va s'efforcer de faire émerger l'extraordinaire par petites touches, non pas par fantaisie, mais par pudeur bien souvent. Tout, d'ailleurs, nous est résumé durant la scène introductive, où la cour pavée de la maison est lavée à grands coups d'eau savonneuse, avant que ne se reflètent, sur une flaque, le ciel, un avion et l'espoir d'un ailleurs enfin possible. Toute sa mise en scène, alors, sera dédiée à la réalisation de cette simple prouesse : faire passer le monde par un coin du cadre, faire briller la beauté ou la vérité à travers les mailles de l'ordinaire.

Pour ce faire, notre homme déploie toute sa panoplie artistique et nous surprend bien souvent. En effet, si on connaissait déjà sa facilité à composer d'amples travellings, panoramiques ou autres plans-séquence, il se montre cette fois-ci particulièrement créatif en potentialisant pleinement le médium cinématographique (pour l'occasion, d'ailleurs, il endosse la casquette de chef op). Ainsi, les décors seront minutieusement exploités et le sens de l'image constamment travaillé : la vision, par exemple, d'un simple terrain de football, écrasé par la chaleur et le soleil, servira à mettre en lumière l'éclosion des milices ; tandis que la profondeur de champ d'une salle de cinéma lui permettra de mettre en relief le visage inquiet de Cléo au premier plan. C'est très subtil, on ne peut qu'applaudir. De la même façon, on saluera le remarquable travail effectué sur les sonorités, puisque la profusion des sons intradiégétiques – klaxon, fanfare, bruits d'enfants, etc. - aura pour conséquence une immersion pleine et entière dans la fiction.

En agissant de la sorte, en exploitant minutieusement les possibilités que lui offrent l'image et le son, Cuarón se fait investigateur d'un cinéma total où l'imagerie se suffit à elle-même pour véhiculer sens et émotions. L'anodin ou l'ordinaire se charge alors d'une densité rare, révélant au spectateur la présence inattendue d'un symbolisme fort ou d'un réel propos politique. C'est ainsi que s'écrit un pamphlet aussi clairvoyant qu'élégant, nous faisant percevoir, au détour d'un récit fait de petits riens, le cruel visage d'une société où l'autoritarisme d'Etat, le patriarcat et le mépris de classe règnent en maîtres.

Ainsi, en une poignée d'images symboles, il dresse le cinglant constat d'une masculinité défaillante, où les hommes ne seraient que des déserteurs ou des profiteurs : la simple vision d'objets de valeur (voiture, bague...) permet de cerner le personnage du père, avant que l'obscurité envahissant son visage ne soit annonciatrice de sa future disparition. Quant à l'apparition inaugurale du petit ami de Cléo, dans une scène où il s'empare en douce de la bouteille de cette dernière, elle suffira à le définir comme quelqu'un de peu scrupuleux. De la même manière ses mouvements de caméra, certes parfois un peu trop ostentatoires, lui permettent de faire émerger une toile de fond sociale pour le moins troublante, comme cette fête de nouvel an, entre bourgeois et gens de bonnes familles, qui se transforme en grand incendie, ou encore cet accouchement difficile, dont la douleur intime crie avec pudeur celle de tout un peuple (le massacre de Corpus Christi qui survint peu de temps auparavant).

Certes Roma impressionne, par sa beauté plastique, par la finesse de son propos, mais peine à faire émerger une émotion franche, nous donnant parfois l'impression d'assister à un exercice purement formel. Cette impression est d'autant plus dommageable que Cuarón parvient à faire naître une véritable émotion, pudique et lancinante, à travers le regard emphatique qu'il porte sur ses personnages, et notamment sur Cléo, sa muse éternelle. L'étonnante position qu'il adopte pour l'occasion, à mi-chemin entre le naturalisme et la poésie, entre la proximité charnelle et la mise à distance clinique, lui permet de nous conduire sur les chemins vrais d'une émotion sincère, celle d'une tendresse imperméable aux effets du temps. Celle-ci se dessine lentement à l'écran, atteignant progressivement la surface du récit avant de nous envahir totalement, après que ce constant va et vient entre joie et coup dur ne prenne la forme d'une ode à Cléo, célébrant aussi bien sa résilience, sa modestie que son courage. La séquence sur la plage, qui clôture pratiquement le film, nous donne à voir cette vérité que Cuarón tente de ne pas oublier, cette bienveillance qui unit les êtres malgré tout, malgré la violence d'un monde qui tend à devenir fou.

C'est finalement le grand tour de force de ce film, que d'emprunter les chemins balisés de la chronique sociale pour mieux nous conduire vers une déclaration d'amour à cette femme, sans qui l'homme n'est plus rien : la dernière scène semble nous ramener au point de départ, dans cette cour où tout a commencé. Seulement, cette fois-ci, en regardant Cléo, le ciel apparaît et avec lui, la promesse d'horizons nouveaux.

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le 28 nov. 2023

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Procol Harum

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