Incontestablement, la boxe est le sport qui fut le plus souvent adapté au cinéma et tout semble avoir été dit à son sujet depuis longtemps. En cela, un film comme Body and soul ne sera pas d'une grande originalité pour le spectateur moderne, puisqu'il a servi de référence à peu près tous les grands films de boxe à venir (Rocky, Raging Bull, etc.). On va retrouver ainsi la structure d'un récit (presque) classique qui passe de l'ascension à la chute du principal protagoniste. Précisons toutefois qu'ici, contrairement à de nombreux films sur le sujet, le héros ne connaît pas de véritable déchéance et finit même par tourner le dos à ce milieu. Ce qui prouve bien que ce film, si classique dans sa narration et sa mise en scène, n'est dénué ni de singularité ni d'intérêt. Car ici la boxe est moins une fin en soi qu'un bon prétexte pour conduire un film noir sur le terrain social : à travers la cupidité du principal protagoniste et la description d'un système mafieux qui prospère sur les belles valeurs du sport, c'est bien une critique du système capitaliste qui enfle tout au long du récit. Une dimension politique qui ne passera pas inaperçue, puisque le réalisateur en titre, le scénariste Abraham Polonsky et l'acteur John Garfield connaîtront par la suite les joies d'être blacklistés.

L'allégorie est certes un peu facile mais elle n'en demeure pas moins efficace : en assimilant la société US au monde de la boxe, un univers dans lequel la réussite s'achète plus qu'elle ne se gagne, Body and soul fait du système capitaliste un vrai système mafieux dans lequel l'argent est roi et la corruption monnaie courante. La vision qui en ressort est extrêmement sombre, désenchantée, et finalement assez éloignée de nombreux films de boxe qui vont se servir de ce sport pour louer les vertus du self-made-man (la réussite qui se construit à la force du poing et à la sueur du front). Charlie, le personnage central, n'a donc rien du bel héros américain et ressemble plutôt à un anti-héros digne d'un film noir. Tout le film sera construit ainsi, en suivant le destin tragique de Charlie, victime de son milieu (il devient professionnel et gagne des titres seulement en s'associant à un organisateur de combat véreux) et coupable de trahir ses origines modestes (par goût du luxe, il oublie les valeurs d’honnêteté transmissent par sa famille).

Le crime est avant tout un crime social, que Rossen illustre avec beaucoup de justesse en rendant indissociable mort et réussite sociale : c'est bien la mort du père (victime collatérale du système mafieux) qui pousse Charlie à gagner de l'argent sur le ring, c'est bien la mort de Ben (victime des matchs truqués) qui va lui apporter gloire et argent. Le système est foncièrement pernicieux, il n'existe aucune échappatoire pour celui qui en est victime. C'est ce que la mise en scène parvient à évoquer en reprenant à son compte les principes du film noir des années 40 : le récit, échafaudé en flash-back, correspond à la voie sans issue dans laquelle Charlie s'est engagé ; la photographie de James Wong Howe exalte à merveille la désagrégation des valeurs humaines (le jeu sur les lumières qui oppose la noirceur des bas-fonds à l'artificialité des beaux quartiers) ; quant aux mouvements de caméras, ils donnent au destin de Charlie toute sa dimension tragique (les cadrages qui enferment le personnage, le travelling inaugural qui introduit Charlie en l'associant immédiatement aux notions de mort et de cauchemar).

Il en découle une conclusion connotée politiquement et un peu simpliste : c'est seulement en sortant du système que l'homme pourra retrouver l'espoir, à l'instar de Charlie qui retrouve l'amour en arrêtant sa carrière de boxeur. On le comprend bien, le principal problème du film réside dans son écriture et dans sa vision binaire de la réalité : on est pourri en étant dans le système, on est vertueux en y échappant. Cette facilité d'écriture, que l'on retrouvera dans d'autres films de Rossen ou de Polonsky (The Hustler, Force of Evil), empêche Body and soul de tutoyer les sommets du genre, comme notamment The Set-Up sortie en 1949. La comparaison avec le film de Robert Wise est judicieuse car dans les deux cas on assiste à un film noir qui questionne la moralité de son personnage central. Et si Body and soul n'est pas un chef-d'œuvre, il parvient néanmoins à illustrer la prise de conscience sociale de ses personnages. C'est ce que nous indique la représentation des différents combats : si les succès de Charlie sont résumés en une poignée d'images, le combat final est filmé en plan-séquence, exaltant non pas la victoire des poings mais la capacité du personnage à résister. Une image symbole suffisamment forte pour nourrir l'imaginaire de nombreux cinéastes, Scorsese en tête.

(6.5)

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le 14 avr. 2023

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Procol Harum

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