Dans un paysage filmique contemporain bouffé par la vitesse, la consommation, l’exubérance, Sayonara est la réponse idéale à une forme de trop-plein (scénaristique avant tout), et se rapproche, après une première partie assez rythmée et dialoguée, vers une forme de transe où les standards du cinéma n’ont même plus lieu d’être. Il n’est pas en revanche l’objet froid, arty et théorique comme on a bien pu le qualifier. Il joue sur une corde très banale de notre affect : la séparation, mais il le fait en ouvrant cette thématique primaire à tous les horizons : séparation au pays (Tania, l’héroïne, réfugiée post-Aparthied), séparation au corps (la maladie insufflant peu à peu une perte totale d’énergie, mettant à pied d’égalité l’androïde (esclave) et Tania (la maîtresse), bien vivante), séparation sentimentale (le compagnon qui finit par obtenir son billet de sortie du pays et la meilleure amie qui disparaît elle aussi). Les élans contraires qui font que nous nous aimons encore et que nous partageons des émotions sont les liens durables et douloureux (transitant par la poésie) qui sont même palpables dans le décor. La représentation de la mort ainsi que de la vie et de leur mutuelle contamination est ainsi disséminée au travers d’un combat de couleurs éthérées des champs de céréales (la superbe photographie de Akiko Ashizawa, chef-opératrice – entre autre –, de Kioshy Kurosawa dont on sent l'influence), des nervures sèches des bambous verdâtres d’où peuvent émaner des mouchoirs rouges. Dans une sorte d’équilibre très asiatique où les cycles biologiques (insectes décomposeurs, mort des crustacés dans l’aquarium), et météorologiques (les saisons passent, la lumière fuse de nouvelles couleurs), le film file une route tout à fait non linéaire puisqu’il parvient à faire se superposer de multiples couches temporelles très agréables à vivre en tant que spectateur.


Il faut remonter à cette première image hypnotique d’un feu lointain sur d’obscurs cylindres anthropiques. Réduit à une abstraction mystérieuse, le nucléaire conservera tout au long du film une ambiguïté terrible : à moitié expliqué, à moitié oublié, il se mute en la maladie handicapante de Tania. Une simple idée (très théâtrale pour le coup) stimule tout l’imaginaire et la puissance évocatrice du film : faire naître l’action depuis un divan. Et ce canapé que l’on retrouve comme pilier même de la vie, comme ossature, alcôve, prolongement corporel ou même cercueil du personnage principal est aussi un symbole assez effrayant du sédentarisme provoquée par tous les handicaps ; comme si Fukada pouvait parler des conséquences d’une maladie de façon indirecte, en prenant justement une héroïne qui finira par ne plus se lever et accepter sa fatalité. Un personnage d'anti-héros qui laisse tout hors d'elle pour se muer en un corps à la dérive. A la fois moteur de la narration (depuis la fenêtre juste au dessus du divan, on peut voir arriver les personnages secondaires), et en même temps inhibiteur de l’action puisqu’il l’a retient sur place, ce meuble concentre à lui seul tout le film. Les quelques ballades en ville, à vélo ou en voiture sont l’objet de nouvelles sensations de trouble (les deux jeunes qui font du stop et annoncent leur départ et leur mariage arrangé), mais aussi le concert à tendance apocalyptique qui suit la fête de danse traditionnelle, très ingénieuse transition entre les deux univers qui ne cessent de diviser le pays, entre l’archipel recluse qu’est le Japon et l’influence extérieure qu’elle a agrégée en elle pour se forger de nouvelles identités artistiques.


Puis, après avoir été abandonné par ses proches, Tania finit par se rendre à une forme d’évidence : elle ne partira pas, et même si elle reçoit son ticket, elle ne franchira pas la frontière. Clouée sur place avec son androïde personnel quelle interroge de plus en plus profondément sur sa place dans le monde, son utilité (à elle comme à la machine), elle sombre peu à peu dans la contemplation et le lâché-prise total. La façon donc Fukada délaisse presque toute forme de narration classique dans cette seconde partie du film et accumule les effets de distordions (lentilles d’anamorphoses), de troncations de l’horizon, de suppression des perspectives et de la troisième dimension est bien sûr une citation du geste magnifique de Sokourov dans Mère et fils où l’esthétique était tellement forte et innovante pour l’époque (cela fait déjà 20 ans) que rien ne pouvait mieux dire la peine et l'absurdité qui accompagnent la fin de la vie.


Encore une fois, Sayonara, et sa scène de ballade dans les espaces intimes à la fois anxiogènes et merveilleux est une forme de leçon contre le naturalisme : faire de la vérité au cinéma n’a rien à voir avec une imitation de ce que l’on croit être la réalité. Plus on déforme, plus arrive à un point où le mental se reconnaît pleinement dans l’expression unique des sentiments, tout comme la peinture n'a rien de réaliste en soit, le cinéma n'est pas qu'une captation du vivant. A force de supprimer toute perspective, le film ressemble à une accumulation de toiles peintes par la main même de l’esprit, et à la différence du très réussi Au revoir l’été, ce n’est plus le ton très réaliste, les dialogues aux allures improvisés et les paysages bucoliques qui irriguent ses scènes phares. Sayonara ressemble dans le ton bien plus à un autre film magnifique de Fukada, La Grenadière. Ces deux métrages sont de grands cercueils fleuris dédiés à la beauté que peut nous inspirer (de façon romantique) la mort, et ils partagent un même attrait pour les pauses contemplatives, les détails et les dégradés (rayons de lumières sortant des fenêtres, baignant les lieux d’une âpre lumière), les tableaux superbes de Ken Fukazawa font bien sûr réminiscences ici. Sayonara parvient à un point tel dans l’élaboration romantique qu’il s’autorise à filmer en accéléré dans un magnifique plan séquence la décomposition totale du corps de Tania, qu’il ne maintient donc pas dans cette idée fausse mais trop rependue de la constance du corps humain mais dans la continuité de la vie, sous les yeux (et c’est encore plus beau) de l’androïde, condamnée quelque part à ne jamais connaître telle fin, car de corps non dégradable. La lumière sur cette transition de l’organique vers le minéral, de plus en plus feutrée et faible, finit par s’éteindre dans un silence pesant. On pense alors que le film est terminé.


Mais il se poursuit sur le personnage qui était laissé en arrière plan tout ce temps : l’androïde. Et donc, par un renversement idéal du point d’intérêt, vers une machine, avec son visage si expressif, peut-être plus naturel dans ses tics que ceux, très marquées de l’actrice Bryerly Long (très étonnante présence au corps chétif et tremblant). Fukada parvient ainsi à émouvoir par une forme de magie, en déplaçant notre centre d’émotion vers un objet inanimé, en apparence donc impropre à l’empathie. Puisque les vivants ne sont plus là, ce qu’il reste de notre civilisation (par extension) transite simplement par une reproduction tout à fait asexuée, voire même une absence de reproduction (une fabrication), et une transmission des savoirs (culturelle). L’androïde, après un temps indéfinissable, finit par prendre le cap et laisser la maison où elle a vécu ses dernières années en compagnie de Tania vers un souvenir, comme dans un voyage temporel pour mieux retrouver l’esprit défunt. Tous les 80 ans, les bambous fleurissent, c’est un événement extrêmement rare, biologiquement parlant, or ce qui est rare, tout comme l’esthétique splendide de ce film, nous retourne le cœur, l’androïde semble prête à tout, rampant, s’agrippant pour trouver ne serait-ce qu’une part d’humanité au coin des yeux, dans la contemplation des plantes, quelque chose que sa maîtresse lui a justement appris, et qu’elle a finit par intégrer, non plus vraiment comme une donnée mais –, et c’est superbe –, comme une émotion possible. La recherche de cette émotion ne trouve pas vraiment de réponse, puisque nulle larme ne semble couler. Et même si elle n’en est pas capable du fait de sa fabrication ou que rien ne se déclenche correctement, le fait est qu’elle est absorbée dans l’observation suffit à clore le film sur une note apaisée et ce, malgré la tragédie en sourdine. La poésie est là.


A vrai dire, cette fin, assez prévisible malheureusement, ne m’a pas vraiment ébloui comme j’imagine l’auteur l’aurait souhaité. Il s’agit d’une très belle image finale, bien amenée (trop peut-être ?), forte dans ses questionnements, mais finalement assez décevant dans son effet : on se sent presque forcé d'être ému, ce qui n'est jamais bon signe, et la musique à ce moment là est un peu trop présente, ce qui n'arrange rien. Le plus troublant reste plutôt le chemin qui y amène, notamment ce travelling où une réelle actrice prend le rôle de l’androïde pour la mener vers son but, très signifiant et remuant détail.


Il est en tout cas très (très, très...) dérangeant de voir une séquence complètement calquée sur Mère et fils, et ce n’est pas chercher la petite bête ou bien voir ce que l’on voudrait voir (ou ne pas voir puisque Mère et fils c'est un film fétiche, sinon LE film tout simplement pour moi), cette scène où Tania et l’androïde se promènent et finissent par s’asseoir pour parler à mi-voix et se regarder, leur gestuelle, les couleurs à l’écran, même les cadrages, les distorsions… tout semble plus proche d’un Sokourov que d’un Fukada (si cela signifie vraiment quelque chose). Au-delà de l’hommage, on peut se demander, puisque Sokourov est encore vivant, ce que cet extrait signifie vraiment, ce que ce dernier en penserait en le voyant, si c’est une déclaration d’amour pour lui, ou bien un aveu d’admiration, de faiblesse… Comment prendre cette séquence au final ? Elle paraîtrait presque originale parce qu’elle change vraiment les enjeux du film de Sokourov - on quitte le modèle de la Piéta inversée pour se tourner vers une forme de fraternité - même si le lien familial est présent puisque l’androïde est presque une sœur (de séparation) pour Tania. Fukada semble avoir très bien intégré le cinéma de Sokourov, mais d’un autre côté, cette scène laisse un étrange souvenir au premier visionnage, comme si ce flash était un peu facilement greffé.


Peut-être que le temps aura raison de cette réticence, parce que Sayonara est vraiment un film sincère et très intéressant du point de vue thématique (modernité et rapport à l’art), et esthétique (outre sa resucée de Mère et fils). Il est possible que Fukada, avec les années à venir, développe des films plus personnels et moins dépendants des univers visuels d’autres réalisateurs comme Kioshy Kurosawa et Sokourov.

Narval
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le 3 juin 2017

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