"On dirait que ce con il te rend service."

I) La prestation époustouflante d’Al Pacino : une fascination malsaine

Comment parler de Scarface sans parler de Tony Montana, un personnage aussi détestable qu’attachant. L’histoire d’une trajectoire individuelle, celle d’un immigré cubain aux innombrables défauts mais qui parvient tout de même par ses quelques qualités à attirer la sympathie, une ambigüité entre dégoût et admiration qui sera d’ailleurs cultivée tout au long du film.

En effet, tandis qu'il est un individu violent, agressif, assoiffé de sang et d’argent, il n’en demeure pas moins une personne intelligente et rusée qui sait avec qui nouer des contacts et faire des cadeaux. C'est une sorte de bandit d’honneur doublé d'un Robin des bois du ghetto qui se sacrifie car il refuse de mêler des personnes innocentes à son monde fait de vices et de meurtres. Seulement, malgré le fait que ses actions semblent partir d'une bonne intention, il finit toujours rejeté par ceux qu’il essaie de protéger. Il est incapable de faire le bonheur autour de lui à cause de son déracinement et son absence de (re)père. Il souhaite le meilleur pour ses proches mais est condamné à corrompre la dernière zone d’innocence de son univers : sa sœur. Son sacrifice semble vain et lui n’être fatalement conduit qu’à reproduire un cercle vicieux. Et c'est bien ce qui bouleverse et justifie en grande partie l'attrait et le charme du personnage.

Tony a conscience de ses limites mais ne cesse de vouloir les repousser. Tout en sachant qu’il est le produit de son environnement (« Je suis parti de rien, ça je le sais, et je n’ai aucune instruction. »), il a refusé son destin. Il a le côté sublime des transgressifs à qui tout réussi malgré les obstacles, qui ne peut qu’attirer l’empathie. Il n’a peur de rien ni personne, il ose tout. Seule la drogue semble pouvoir, à petit feu, lui faire perdre son humanité (plongée dans la paranoïa, peur de la trahison, rejet des autres …).

Son passé vécu dans la rue (où le risque de céder aux tentations est plus grand), lui confère une force supplémentaire qui lui permet de s'imposer (aussi bien à ses opposants qu'au regard du spectateur). Pourtant, un constat cinglant fait naître la dimension tragique de sa captivante histoire : les qualités qui l’ont mené au sommet sont devenues celles qui ont causé sa perte.

II) Des angles de vue et messages multiples

La richesse du film repose essentiellement sur le fait qu’il ne nous impose pas une seule et unique façon de penser. Il prodigue des messages à deux niveaux pouvant être interprétés différemment selon la personne qui le regarde.

La grande force de Tony est de savoir s’adapter rapidement à un contexte qu’il ne connaît pas. Pour y parvenir, il se doit donc d’établir un certain nombre de règles qu’il devra respecter à la lettre pour pouvoir survivre. Celles-ci sont d'autant plus marquantes qu'elles ne se limitent pas nécessairement au microcosme des gangsters.

La première résulte d’une vision manichéenne de la vie : soit on donne les ordres, soit on obéit aux ordres. Cette affirmation est illustrée par la tirade « Un ordre ! Tu me donnes un ordre à moi ? Amigo, la seule chose dans ce monde qui les donne les ordres, c’est le manche. ».

Souhaitant donner les ordres, il se demande comment faire pour détenir ce pouvoir. Il en déduit rapidement que celui-ci lui sera conféré par l’argent (« Dans ce pays, il faut d’abord faire le fric. Et quand tu as le pognon, tu as le pouvoir. »). La seconde règle est donc que tout est monnayable et que la considération d'autrui s’obtient par l’argent.

Sachant qu’il n’est pas le seul dans ce milieu à aspirer aux plus hautes sphères, il comprend assez vite qu’il ne doit faire confiance à personne si ce n’est lui (« En qui ai confiance ? Moi, c’est tout ! »). Cette troisième règle lui sera d’ailleurs suggérée par Frank Lopez («Ne sous-estime jamais la rapacité de l’adversaire. »).

Le fait de devoir respecter ses engagements et donc sa parole revêt aussi une importance capitale pour Tony qui ne se prive pas de le dire clairement à ses partenaires boliviens : « On va remettre les pendules à l’heure. J’ai jamais baisé un mec une seule fois dans ma vie sauf si ce cave le méritait bien. Tu notes ça ? Sur cette Terre je fais confiance qu’en mon manche et en ma parole. Elle, elle est ferme, l’autre est d’acier. Est-ce que c’est clair ? ». C’est donc sa quatrième règle.

Scarface est devenu un véritable film intergénérationnel. Près de trois générations ont pu voir et s’identifier à cette histoire sans forcément que cela soit pour les mêmes raisons. En effet, les thèmes sociaux abordés par le film sont tellement nombreux que chacun a pu en retirer ce qu’il souhaitait et a pu le vivre avec un éclairage différent.

Le thème central, principalement retenu par la première génération, est bien évidemment celui du self-made-man, du rêve américain et des obstacles rencontrés au cours de l’ascension sociale d’un personnage parti de rien et qui va aller jusqu'au sommet. Certaines populations aux revenus modestes ou issues de l’immigration ont ainsi vu une analogie avec leur situation dans le sens où elles ont pu ressentir un sentiment de rejet et éprouver certaines difficultés dans l’accès à ce à quoi chacun peut aspirer (culture, sécurité, reconnaissance …).

La génération suivante a plutôt retenu l'ambition démesurée, l’enrichissement massif et l’individualisme forcené auquel se prête Tony. L’accumulation de biens matériels est devenue pour un grand nombre le but d’une vie ; le fait de pouvoir exhiber sa fortune, une raison de se lever le matin.

Que l’on aime ou pas le film, Scarface est de ces productions qui divisent mais ne laissent pas indifférents. Les controverses apparues lors de sa sortie continuent d’alimenter la renommée de l’œuvre et son caractère culte. Que ce soit la mode (on ne compte plus les t-shirts à l’effigie d’Al Pacino), la décoration (affiches, posters, tableaux …), les séries télé (Miami Vice), les jeux vidéos (GTA), le cinéma (Menace II Society, New Jack City …) ou la musique (le gangsta-rap est directement dérivé de l’univers Scarface), aucun des domaines de la culture pop n’est épargné par le phénomène.

La frustration conduit bien souvent à vouloir réussir par tous les moyens, même les plus illégitimes. C’est certainement l’argument le plus souvent avancé pour justifier le recours à la violence par une délinquance toujours plus juvénile. Le mirage de l'économie parallèle et l'impression de facilité qui en découle implique un nombre de prétendants au surpassement du mythe en constante progression (tous se croyant plus malins que Tony et pensant survivre à la fin). A entendre ce discours, on a l’impression que tous les moyens sont bons pour s’enrichir. Mais peut-on réellement leur reprocher cette vision simpliste et centrée sur la fortune ? Comment demander à quelqu'un de mépriser l’argent lorsque cette personne n’en a pas ?

La rue a donc repris les codes du film pour légitimer certains agissements. Cependant, ce ne sont pas les bons qui ont été repris et cela ne concerne qu’une partie des populations défavorisées. Celles-ci ne demandent pas à bénéficier de passe-droits ou d’une discrimination positive, mais simplement à être reconnues à leur réel niveau de compétences. En gros, à ce qu’on leur donne leur chance … comme Tony.

IV) Un film qui s’inscrit en rupture avec le genre auquel il appartient

Pour un film de gangsters, Scarface se singularise par une esthétique nouvelle. En effet, auparavant tous les films de gangsters se caractérisaient par des couleurs sombres, des décors épurés et des costumes sobres. Ici c’est tout l’inverse, on prend le contrepied des conventions et de ce qui a été fait et on se dirige vers un style bling-bling : des couleurs criardes, des décors grandiloquents et des costumes tape-à-l’œil. Alors que l’on pourrait penser que les activités criminelles du héros, de part leur nature illégale, feraient mieux d’être discrètes et cachées, Brian De Palma décide de tout miser sur le paraître et le clinquant.

Même la bande originale, signée Giorgio Moroder, est à l’image de l’anticonformisme du film. On utilise des musiques aux sonorités festives et gaies. Ancrées dans les années 1980, elles sont la quintessence de leur époque, marquée par un manque de retenue, de distinction et de classe criant. Tout l’inverse des sons minimalistes, sinistres et déchirants utilisés jusque-là.

La mise en scène est également opératique alors qu’auparavant le ton était résolument plus sérieux et moins exalté. Tout ce qui est montré à l’écran (sentiments, relations entre les protagonistes, réactions …) tend vers l’excès. Pour illustrer cela, Al Pacino a par ailleurs signalé qu’il avait dû travailler différemment son personnage en ne lui conférant que deux dimensions au lieu de trois habituellement. Chez Tony il n’y a pas de compromis : c’est tout ou rien.

Enfin, autre nouveauté pour un film de gangsters, la disparition d’une frontière claire entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Les gentils policiers ne s’opposent plus directement aux méchants criminels. Au contraire, il n’y a quasiment pas de policiers et s’il y en a, ce sont des corrompus. On se surprend également à aimer certains personnages pour les détester quelques scènes plus tard. Toutes les limites sont ainsi brouillées, on ne sait jamais qui soutenir et qui désapprouver. Au point de parfois comprendre l’indéfendable (La mort de Manny n’est-elle pas due qu’à lui-même ? N’est-elle pas la conséquence logique d’un avertissement volontairement ignoré ?).

La mise en garde de son mentor ("Les gars qui durent dans ce métier ce sont les gars qui volent droit, pas de vague, tranquilles. Et ceux qui veulent le grand chelem : les chica, champagne et frime … Eux, ils dégagent !") se heurtera à la mégalomanie d'un Tony devenu trop hystérique et dépendant à la cocaïne pour en tenir compte et voir poindre sa chute.

Comble de l'ironie, l’aboutissement du film (et, par conséquent, le conseil de Frank) est lui aussi trop souvent occulté par les plus jeunes fans de la fiction. La plupart ne vivant que dans le présent et ne pensant pas aux conséquences, le mythe de l’argent facile ne s’écroule qu’entre 20 et 25 ans. Mais à cet âge-là, il est malheureusement déjà trop tard ...

L’expérience perpétuelle de la mort et surtout l’épilogue tragique, brutal et sanglant réservé au héros confèrent donc une place à part à cette réalisation. Elle lui permet de mettre en lumière un fait volontairement mis sous silence par certains et dissimulé par beaucoup d'autres créations du même genre : non seulement le crime ne paie pas, mais il conduit toujours à un destin funeste.

c. « Tu sais ce que c’est le capitalisme ? C’est enculer les gens ! »

On l'a vu, sans la mort de Tony, Scarface ne serait qu'une simple fable célébrant et glorifiant la vie de gangster. Or, sa conclusion est non seulement une sévère désapprobation envers cette vie faite de délits et de crimes, mais elle est aussi une attaque éclatante envers l’accumulation excessive de richesses. On nous questionne (The world is yours, ok. Mais à quoi ça sert ?) pour nous dire que cela n’amène rien si ce n’est le désir d’en avoir plus et le repli sur soi. On dénonce et décrit le monde des affaires (même frauduleuses) comme une sphère n’étant régie que par l’argent, dénuée de principes moraux. C’est ainsi que transparaît, en filigrane, une vive critique du capitalisme. Et quand on sait que le scénariste (Oliver Stone) écrira à quelques années d’intervalle Wall Street, on se dit que ce n’est peut-être pas anodin.

rodflorent
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le 22 sept. 2023

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