Je continue à examiner le dialogue par films interposés entre Tarkovski et Kubrick, qu'on pourrait sûrement faire débuter avant Solaris.


Commençons par les évidences. Un hôtel isolé constitue un meilleur choix de lieu hanté qu'un appartement HLM au centre ville. À moins que tous les logements ne soient hantés et que sortir devienne impossible. Une banlieue pavillonnaire infinie peut aussi bien incarner le siège claustrophobique de l'épouvante (un épisode d'Angel y avait bien sûr situé l'enfer).
Mais Kubrick, comme le faisait sur un mode parodique avec le western ou le thriller Mel Brooks (presque cent ans et toujours vaillant), s'occupe ici d'archétypes.
Le microscope du genre permet de sonder les tourments universels de la nature humaine... Et la création d'images iconiques qui, tapent-elles ou non dans un hypothétique inconscient collectif, s'inscrivent dans la mémoire du spectateur (au-delà des pics émergents - jumelles maléfiques, bain de sang, homme à la hache, labyrinthe, tricycle, etreinte avec la mort... - tout ce film est iconique).


Exilé d'un pays qui sacrifie ses fils dans des guerres perpétuelles, Kubrick a eu sa période anglaise. Les romans Orange mécanique et Barry Lyndon adoptaient le point de vue d'un jeune homme ambitieux dans une société où la violence permettait d'accéder au sommet de la hiérarchie - un ordre social hypocrite qui s'efforçait à la fois d'exalter et de dissimuler la violence sous les masques de la ''bonne société'' et des valeurs traditionnelles (honneur & co).


Tarkovski avait le privilège de réaliser des films religieux financés par une dictature athée - il ne pouvait pas en plus jouir de la liberté de dénoncer le mensonge du système, par ailleurs évident pour la majorité de ses citoyens-victimes (alors que l'occident conservait massivement sa bonne conscience même après l'écroulement de ses empires).


Son Solaris était une réponse au froid 2001 de Kubrick.


Kubrick renvoya la balle à Tarkovski. La première manifestation matérielle du surnaturel dans Solaris, une balle d'enfant roulant doucement dans le cadre depuis une origine hors-champ, est le motif repris tel quel dans Shining - effrayante réduction à l'essentiel, d'une menace inconnue se présentant sous un jour trompeur, et symbole de la perversion de l'innocence. À la fois métonymie - partie pour le tout - et oxymore - l'objet devient associé à ce à quoi on l'oppose habituellement. D'autant plus effrayant que ce qui est immédiatement perçu par le spectateur comme une menace, est forcément pris comme une invitation innocente au jeu, par un enfant vers lequel l'empathie du spectateur va immédiatement se porter.
Cette même balle que le père alcoolique martèlera sans cesse contre les murs de l'hôtel comme une idée fixe se cognant aux parois internes de son crâne - balle qui est aussi lui-même, animal en cage tentant désespérément de s'échapper, et ses proches, autres destinataires de cette tentative de fuite retournée en violence contre soi.


Si le cerveau humain est la plus complexe organisation de l'univers, comptant plus de connexions qu'il y a d'atomes dans l'infini, alors l'immense hôtel est la petite métonymie du gigantesque esprit humain, qui prend tout l'univers en son sein. Et Jack s'est perdu dans son propre esprit. Et la balle que jette Jack contre les murs... Balle dans la tête.


Dans Shining, un père violent gagne sa place posthume dans la haute société (notez que la photo est datée de 1921, un an après le début de la prohibition, encore une outrageuse hypocrisie - prohibition qui a fait la fortune du père Kennedy, trafiquant d'alcool, encore une origine honteuse que le récit officiel préfère oublier, ou négliger, overlook). Le sacrifice et l'autodestruction, la perversion des pulsions de vie, de liberté et de création retournées contre elles-mêmes pour le maintien de l'édifice.
Le film ne pouvait pas finir comme le livre, par un incendie, une convention qui constituait un contresens envers un sujet central du film, la pérennité du mal inscrit dans les fondations de la société.


Le lavage de cerveau est un thème récurrent - dans Orange Mécanique, Shining, Full Metal Jacket. C'est la crainte du gradé paranoïaque de Dr Folamour (pas sortie de nulle part s'il connaissait les programmes d'expériences de sa propre armée) . Ce sont les manipulations de toutes sortes illustrées dans la filmographie de Kubrick - patriotisme, inceste, secte.


Kubrick, joueur d'échecs réputé à qui Spielberg a pourtant damé le pion en réalisant La liste de Schindler, n'a cessé de représenter la transformation d'hommes en machines à tuer.


Bien sûr, dans 2001, le sarcastique Kubrick ne se prive pas de nous montrer que le meurtre est un acte fondateur du progrès technique, de l'essor de la conscience et de la civilisation (rien que ça ?). Et l'homme devient prisonnier d'un cercle vicieux, d'une mécanique lancée depuis le ''fond des âges'', le janus de la civilisation qui s'enfonce à chaque fois qu'elle avance, jusqu'à un final en fanfare (Folamour - notez que dans la filmo de K, la fin précède chronologiquement le début).


Jack est prisonnier à la fois de ses démons intérieurs et de ceux que l'histoire humaine a accumulés - au dehors, et en lui.


L'ordinateur de 2001, en accédant à la conscience de soi, donc à l'égoïsme, devient une froide machine à tuer : le comble du perfectionnement technologique accède enfin à la plus basique mécanique biologique - aux pulsions élémentaires de survie.
L' hôtel Overlook mange ses habitants - absorber une autre vie pour se nourrir, la plus primitive manifestation d'une forme de vie. La plus primordiale cause de frayeur pour des proies.
Isolés et prisonniers d'un lieu clos faussement matriciel (mais mortel) dans un environnement hostile, les humains de 2001 et de Shining doivent réapprendre à survivre dans une nature-culture inhospitalière.


L'exact opposé des savants de Solaris, enclos dans le milieu abstrait et mathématique de leur station orbitale, froid produit de la plus éminente rationalité humaine, et que la planète-mer(e) aux motivations insondables va consoler de leur nostalgie en recréant pour eux leurs familles, et le petit coin de ''paradis'' verdoyant où ils vivaient sur Terre ; comme une île flottant à sa surface. Nul homme n'est une île?


Mais le bonheur familial a-t-il seulement existé ? La femme délaissée par l'intellectuel distant s'était suicidée, sa copie se désespérera de n'être qu' ''artificielle'' et se tuera aussi (réaction inverse d'HAL). Le pouvoir surnaturel de Shining n'offrait d'exutoire qu'aux pulsions mortifères; celui de Solaris rend une chance à l'amour et n'obtient que la nostalgie. Que les rêves ou les cauchemars soient réalisés, le pater familias se retrouve seul et perdu. (1)


This is the house that Jack built, y'all, remember this house
This was the land that he worked by hand, it was the dream of an upright man
This was the room that was filled with love, it was a love that he was proud of
This was a life of a love he planned on a love, the same old love
In the house that Jack built (the house that Jack built)
Remember this house
There was the fence that held our love (yes it was)
There was the gate that he walked out of
This is the heart that is turned to stone (yes it is)
This was the house, but it ain't no home
This is the love that I once had
In a dream that I thought was love
In the house that Jack built (the house that Jack built)
I'm gon' remember this house
Oh-oh wha-at's the use of crying?
You know, I brought it on myself, there's no denying
But it seems awful funny that I didn't understand
Was it a house of an upright man? Yeah


Aretha Franklin, The house that jack built


Notes supplémentaires


Le Kubrick tongue in cheek trouva sa terre d'élection dans la perfide Albion. Mais la bucolique et reculée vie familiale n'a pas épargné à sa fille Vivien l'embrigadement dans la scientologie - à la période même où il tournait eyes wide shut avec Cruise...


Ses superpositions ironiques incarnent les contradictions de la société dans les ambivalences individuelles. Alex(andre) chantonne l'innocent ''singing in the rain '' en tabassant des gens ; puis le conditionnement destiné à expurger sa violence le rend incapable d'apprécier le ''grand art'' de Beethoven.


On peut lire dans Shining une métaphore de l'alcoolisme (de Stephen King) - comme dans l'archétypal roman Dr Jekyll & Mr Hyde, personnage d'une duplicité comparable à l'empire victorien, dont la pudibonderie se masquait ses horreurs.
Mais Hyde était la part de pulsions que Jekyll voulait définitivement exorciser (par la gnôle?), et qui devenait ironiquement autonome - le constat des inexorables errements de la science, dont les meilleures intentions aboutissaient à des désastres : ''qui fait l'ange fait la bête'' - thème typiquement kubrickien.
Joseph Conrad expliquait dans Coeur de(s) ténèbre (encore une double métonymie organe, personnage et lieu - et un oxymore?) que loin du regard des autres ''civilisés'', le civilisé se comportait en ''bête''. Loin des yeux, loin du coeur, Hyde se cache.


L'hôtel est un microcosme, comme le foyer familial est une sorte de colonie où l'autorité de l'empire est déléguée à un gouverneur local, le père règnant en maître. L'épouse est la civilisation colonisée. De nombreux commentateurs ont comparé Wendy à une ''squaw''. Pas besoin de voir une métaphore dans le cuisinier afro-américain.
Jack évoque lors de leur déplacement sur la route de montagne, le sort de ces pionniers de l'Ouest qui, coincés par les neiges, ont eu recours au cannibalisme (Doner party - quelle appellation...). Des colons qui à défaut de bisons à massacrer, se sont entretués. Soleil vert ?


On peut aussi, de manière littérale, ne voir dans Shining qu'un combat entre un père et son fils. Ce dernier extrait et matérialise les horreurs de l'esprit du père qui a compulsé l'histoire de l'hôtel. Comme la suite du livre, Dr Sleep, il s'agit alors moins d'un film de fantômes que de super-héros - le nouveau nom des dieux antiques. Archétypes encore.
(Il y a une fusée sur le pull de Dany, parce qu'il s'enfonce dans un territoire inhospitalier - Shining a popularisé la steadycam avec les travellings avant qui accompagnent les pérégrinations de Dany - un pionnier, avant-garde d'une nouvelle espèce de voyageurs de l'esprit ?)
(Carrie, proche par la confrontation entre les générations, mais aussi Firestarter, The Stand, etc. s'attachent aussi à des ''mutants'', le plus souvent des adolescents asociaux auxquels leur pouvoir donne une chance de réussite sociale, avant de creuser leur aliénation - voire à un espoir de collectif, dans Ça, sans lendemain)
Carrie et Shining plus encore, doivent beaucoup au Haunting of hill house de Shirley Jackson, dans lequel une femme refoulée tyrannisée par sa mère est ''adoptée'' par une demeure malsaine, croyant s'échapper pour finir dans une nouvelle prison - remplacée ici par Stephen King et sa famille.


Amnésie et duplicité d'un individu et d'une société entière traversent la filmographie de Kubrick. Jusqu'où devons-nous comprendre la scotomisation à laquelle il fait allusion avec le titre ''Yeux grand fermés'', dans un film sur la duplicité humaine dans le couple et dans la haute société ? Le thème de la secte criminelle - rêve, ironie de Kubrick, réalité...?
Les nouvelles ont depuis tranché en faveur des vilains conspirationnistes.


(1) Dans Friendship's death, l'androide va souhaiter mourir comme une humaine.
Cela après avoir fait le constat qu'elle était arrivée trop tard sur Terre pour entraver le processus d'autodestruction de l'humanité, et la disparition de toute vie.

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le 25 nov. 2022

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