l'isolement patriarcal, ou le féminisme involontaire de Kubrick

Chef d’œuvre absolu du cinéma.

On ne se lasse pas à chaque revisionnage d'être toujours surpris par la puissance de la maîtrise des plans scéniques, de la bande son et du jeu exceptionnel des acteurs (non seulement de l'incroyable Nicholson mais également de sa femme et de l'enfant).

On peut analyser de mille façons très riches la puissance interprétative d'un tel film.

J'ai envie d'insister sur un aspect en particulier : la violence masculine. Attention, spoils.


On remarquera qu'avant l'entrée dans l'hôtel, l'homme Jack est déjà un mari et père défaillant, sujet à la violence et à l'alcool. Mais c'est dans le quotidien de l'hôtel qu'on constate les causes du patriarcat, et peut-être aussi un des facteurs qui conduisent Jack à la folie furieuse : Jack ne fait rien.

En effet, l'isolement n'est pas seulement social et géographique, il est également affectif et productif. Jack ne fait pour ainsi dire rien, dans l'oisiveté de sa position de père de famille et mâle dominant, il cherche à se convaincre ainsi que sa femme de ne faire que « travailler » ; alors que Kubrick a le génie de montrer que les repas, le ménage, les tâches mêmes de l'emploi dans l'hôtel (entretien des chaudières, inventaires), les interactions avec l'enfant (jouer, regarder des films, lui faire des repas, l'encadrer, échanger), toute cette quotidienneté est uniquement assurée et assumée par la femme de Jack. Comme c'est elle qui fait le lien avec la radio.

Autrement dit, outre le contexte de l'hôtel isolé et gigantesque, Jack s'isole dans sa bulle, refusant dès le début de la prise de fonction de faire une promenade demandée par Wendy, sa femme. Il se coupe ainsi de toute matérialité quotidienne qui fait sans doute que sa femme supporte bien plus la situation que lui.

En outre, Jack s'enfonce ensuite dans la paranoïa et le déni, via une perversité narcissique typique de tout refus d'auto-critique, et donc de réciprocité sociable. Il se mure et s'emmure. Là où Wendy redouble de courage, assumant encore et toujours la réalité factuelle, prenant les décisions qui engagent la responsabilité pour l'enfant dont Jack ne se soucie jamais réellement.


La fameuse scène de la machine à écrire où Wendy constate en quoi consiste réellement la production, le « travail » de Jack, démontre encore cette malédiction patriarcale : cette fameuse phrase est comme une fatalité qui dit qu'il ne peut pas faire autrement que ne pas être à égalité avec sa famille, ne faire que « travailler » sans jouer, être « ennuyeux ». Il n'a pour ainsi dire « pas le droit » de faire autrement. Ce qui confirme ses tirades ignobles, comme lorsqu'il qualifie sa femme de « banque de sperme ». L'homme dominant fabrique ainsi artificiellement son isolement social, qu'il ne peut compenser que par une terreur violente.


Lors de la toute première confrontation juste après la scène de la machine à écrire, Jack en vient à exprimer sa dépendance totale envers sa femme, qu'il est simultanément incapable de reconnaître : « tu te fais du souci pour le gamin, mais te fais-tu du souci pour moi ? » A nouveau, un classique de la domination patriarcale qui, comme la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, montre surtout la dépendance affective et matérielle totale du mâle envers les femmes devenues leurs domestiques. Jack a besoin d'une maman, qu'on s'occupe de lui, qu'on le console. Le plus frappant, c'est que c'est d'ailleurs tout ce que fait Wendy ; comme la plupart des femmes dans les familles ! La perversité narcissique atteint alors son comble : plus on tend la main, plus on se la fait arracher. Face à la violence patriarcale et la perversité narcissique, tout individu n'est qu'un objet à utiliser ou une proie à torturer, aucune réciprocité n'est possible. Et Wendy le comprend très bien : c'est un non-choix, ou combattre, ou fuir. Ou se laisser tuer et mourir.

Même si, dans cette première confrontation, elle est encore à dire « j'ai besoin de réfléchir » là où il la menace de mort prétextant qu'elle est incapable de se soucier de ses responsabilités à lui; alors que lui-même est l'incarnation de l'irresponsabilité : il se fiche complètement du mal-être de ses proches, ne les écoute pas, les nie. De les nier à les annihiler, il n'y a qu'un pas. C'est peut-être le message essentiel du film. A nouveau, face à ce genre d'individu, pas de choix : combattre, fuir, ou se faire tuer et mourir.

Toute le courage de Wendy est alors mis en avant : malgré la violence de la situation, après avoir réussi à le frapper, elle a encore la lucidité et la force de comprendre qu'il faut l'enfermer. A chaque nouvelle étape de violence franchie, Wendy se ressaisit encore et encore, reprend toujours l'initiative. Là où Jack s'enfonce dans la spirale absurde et lâche du « si je dois mourir, que tout le monde meure avec moi ».


La scène finale reflète bien la conclusion de tout ça : dans le labyrinthe du déni et de la haine contre soi et contre l'autre, on se retrouve figé dans sa propre folie.

makhno_guy
10
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le 11 févr. 2024

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