Ellison Oswalt (Ethan Hawke) est un auteur à succès, qui s’est fait connaître en prétendant lever le voile sur des meurtres mystérieux et inexpliqués, par ses enquêtes aussi minutieuses que controversées. Ayant perdu peu à peu son public, détesté par la police et par ses voisins, Oswalt emménage dans une nouvelle maison où, sa femme (Juliet Rylance) l’espère, ils trouveront enfin le havre de paix tant recherché. Ce que son mari a toutefois oublié de lui dire, c’est que cette maison a été le théâtre du sauvage massacre de toute une famille, et qu’il compte bien sur cette histoire pour renouer avec son succès passé…


Sans doute plus que tout autre genre, le cinéma d’horreur est un cinéma d’une grande ambiguïté, et d’une hétérogénéité impressionnante. On y trouve un certain nombre de véritables pépites, mais aussi un grand nombre de navets, réalisés par des faiseurs sans talent persuadés que faire peur au public est la chose la plus facile du monde. Ils n’ont pas tout-à-fait tort, mais faire peur intelligemment est une autre paire de manches.
Car en effet, l’horreur ne prend pleinement son sens que lorsqu’elle met tous ses moyens au service d’un message. Et cela, Scott Derrickson l’a parfaitement compris. Avec Sinister, le réalisateur nous offre donc un film d’une intelligence redoutable, et d’une grande puissance réflexive.


Malheureux celui qui voit sans être cru


Avant d’être le film d’horreur banal et convenu que trop de spectateurs veulent y voir, Sinister délivre pourtant une réflexion très forte sur le rapport de notre société à la violence et au rôle que l’image y joue.
S’il est une chose que Scott Derrickson dénonce clairement, c’est évidemment le voyeurisme. Grâce à son génie de mise en scène, la caméra revêt alors une dualité révélant toute son ambiguïté. Par une mise en abyme d’une puissance rare, la caméra du réalisateur fait pivoter autour de l’axe de sa caméra deux personnes qui agissent de même : nous regardons un film où un personnage regarde un film.
Ainsi, la caméra du réalisateur devient une arme de dénonciation, mettant en scène une autre caméra, autrement dangereuse, qui devient, elle, l’instrument d’une destruction physique. Derrickson a une manière bien à lui de mettre en scène le projecteur montrant à Ellison Oswalt les films qui causeront sa perte. Par l’usage de gros plans et de lents travelling avant, le projecteur devient menaçant. Vecteur d’images insoutenables, il semble constituer le premier antagoniste que le personnage trouve sur sa route.
Antagoniste ou non, d’ailleurs, car comme pris de remords, c’est le projecteur qui va commencer à brûler la pellicule projetée, alors qu’Ellison, spectateur dégoûté mais fasciné, lui, se démène pour préserver les images infâmantes (et y parvient). Dès ce moment, le projecteur n’est plus qu’un instrument inanimé. Oswalt est devenu lui-même son propre antagoniste. La violence est entrée en lui par le truchement de l’écran (magnifique plan où le film est montré en reflet dans les lunettes de l’auteur, comme s’il pénétrait peu à peu son regard).


Mais Ellison n’est pas le seul voyeur de l’histoire, et c’est là où Sinister devient particulièrement terrible et efficace. Car, évidemment, le personnage est une projection du spectateur lui-même… Dès la scène d’introduction (un des snuff movies qui vont obnubiler Oswalt), Scott Derrickson nous place dans la peau des intrus. Avant même d’avoir rencontré les personnages principaux et compris les grands enjeux de l’intrigue, nous avons vu ce que personne n’aurait dû voir. Et nous en redemandons. C’est même pour ça qu’on est là, non ?
Le voyeurisme du spectateur est d’ailleurs évidemment souligné par l’incursion de la bande sonore lors des snuff movies. Les spectateurs les plus acharnés auront pu se rendre compte que les Super 8 découverts par Oswalt dans son grenier sont visiblement des Super 8 muets (les gros plans sur les pellicules ne montrent pas les bandes marrons qu’on y aurait vues s’il s’était agi de Super 8 sonores). La bande-son traumatisante qu’on entend lors de la projection des snuff movies n’est donc pas entendue par le personnage du film, mais uniquement par les spectateurs. Derrickson s’adresse ainsi directement à son spectateur par le biais de cette utilisation de pistes sonores véritablement déstabilisantes, qui rendent les films amateurs encore plus sinistres et malsains. De même que le voyeurisme du spectateur qui, à l’image d’Oswalt, veut savoir jusqu’où ces films vont pousser l’horreur (en général, une fois qu’on a vu l’incroyable scène de la tondeuse, on ne se pose plus la question !).


Barje comme une image


Mais ce qui est terrible, dans Sinister, c’est que l’image, non contente de diffuser de manière passive une violence et une terreur irrépressibles aux humains, devient littéralement active dans le processus. On touche sans doute là à la dimension la plus intéressante de Sinister : sa dénonciation du rôle de l’image au sein d’une société décadente. Tout le message du film de Derrickson tourne autour de l’image et interroge le rapport que nous entretenons à cette dernière.
Puisque nous vivons avant tout dans une société de l’image, il est normal de s’interroger dessus, et Derrickson le fait de manière très réussie, en convoquant particulièrement l’impact qu’elle peut avoir sur la jeunesse. Quand on relit le discours du professeur Jonas (Vincent D’Onofrio) à Ellison Oswalt, et qu’on identifie Bughuul aux représentations de la violence auxquelles sont exposés nombre d’enfants aujourd’hui, alors les mots du professeur deviennent encore plus glaçants, tant ils restent cohérents et que leur sens s’ancre alors dans une réalité bien précise :


"Bughuul mange les enfants. Dans les fragments d’histoire qui subsistent encore, tout est centré surr lui, qui mange les âmes des enfants humains pour survivre. Chaque histoire tourne autour des différentes façons qu’il a de leurrer ou d’attirer les enfants en-dehors du monde physique et de les emprisonner dans son royaume des ténèbres, et de dévorer leurs âmes au fil du temps."


Scott Derrickson déploie donc ouvertement son discours critique sur le rapport des enfants aux images au travers d’un scénario machiavélique à souhait, mais il ne s’y cantonne pas puisque bien sûr, ce qui frappe tout d’abord, c’est la fascination malsaine qu’éprouve pour ces images Ellison Oswalt, auteur qui tire sa force créative de la représentation du Mal et de son impact sur ses semblables. Si le film aborde très intelligemment la fascination pour le macabre d’une jeunesse ne se rendant pas compte de la gravité de son impact sur elle, il nous montre avant tout que ce mal est transmis par des adultes manquant à leurs responsabilités. Qui vit dans le mal finit par le pratiquer…
Le danger de l’image, c’est d’abord qu’on ne peut y échapper. On ne peut pas savoir ce qu’elle va nous dire, ni l’effet qu’elle nous fera avant de l’avoir vu, et dès lors, le mal est fait. L’image surgit sans prévenir, et c’est bien ce que nous dit Derrickson à plusieurs reprises en pratiquant l’usage le plus intelligent du jumpscare qu’on ait vu depuis longtemps. De prime abord, ses jumpscares paraissent incroyablement outranciers, mais c’est précisément leur signification : on ne peut y échapper, on en est prisonnier. Derrickson nous asservit littéralement grâce à ses sursauts imparables (le coup de la tondeuse, on a beau être prévenu...). Une fois qu’on les a vus, une fois qu’on y a été exposé malgré nous, il est déjà trop tard, l’image a déjà fait son effet.
De plus, l’image est muette. Et elle est d’autant plus redoutable qu’elle est silencieuse. Comme ce démon sans bouche, comme ces enfants qui font signe de se taire, l’image ne parle pas, mais elle nous dit pourtant quelque chose. Elle nous dit ce que nous voulons qu’elle dise. Comme le spectateur qui tente d’analyser un film aussi dense que Sinister, Oswalt essaye de décortiquer le sens de chacune de ces images auxquelles il est soumis. Comme Bughuul, présent dans chacun des films, mais qu’on n’aperçoit pas tout de suite, le mal est toujours là dans les images qui le véhiculent dès le début, même quand il se cache.
Et une fois qu’on le découvre, il est trop tard, il emprisonne ceux qui le regardent comme Bughuul emprisonne ses enfants derrière un écran.


La consommation de la société


L’image comme vecteur de chute et de décadence, le constat est terrible, mais implacablement posé par un Scott Derrickson qui ne dévie jamais de sa ligne de conduite. C’est par l’image que la violence s’insinue peu à peu dans la vie des gens et détruit peu à peu une société, comme elle détruit peu à peu la famille d’Ellison Oswalt, à partir du moment où il se coupe volontairement du monde et de sa famille, pour se repaître toujours plus des images sanglantes devenues son lot quoditien.
Pire, non content de se retirer dans une sorte d’autisme volontaire, Oswalt ressent une méfiance grandissante confinant à la paranoïa. Au fur et à mesure que le scénario avance, le personnage apprend à se méfier de sa femme, qui voudrait le voir arrêter son activité, et de ses enfants (crises nocturnes et complaisance dans les rumeurs macabres) comme on se méfie de son voisin ou du policier qui nous arrête... De même, la femme et les enfants d'Ellison s'éloignent peu à peu de leur mari/père, craignant sa chute dans la folie. Diviser pour mieux régner, toujours le même credo de la terreur...


Extrêmement référencé, le film de Scott Derrickson s'appuie sur ces références pour mener son récit toujours plus loin.
On pensera évidemment à Stéphen King, avec ce personnage d'écrivain en perte de vitesse, personnage déjà vu chez King. C'est sous son influence que se développe tout le discours sur le tiraillement entre la quête de succès et la famille que subit Oswalt.
Mais Sinister revêt également une dimension mythologique à partir du moment où Ellison ouvre la boîte de Pandore qui, pour l'occasion, a pris la forme d'une boîte de chaussures. Il ouvre alors la porte à un démon venant de... Babylone. Vous avez dit Babylone ? Avec ce symbole biblique de la décadence morale et physique d’une société, de la perte de foi et du règne de la consommation irraisonnée, l'allusion est claire. Ce qu'Oswalt introduit dans son foyer, ce que les images de violence introduisent dans la société, c'est la déchéance. C'est la perte de repères qui renverse les valeurs (les enfants se retournent contre leurs parents jusqu'à les massacrer sauvagement) et fait régner le chaos.
Parfaitement construit, le discours de Scott Derrickson trouve ainsi son apogée dans un climax terrifiant qui réussit le prodige - et c'est suffisamment rare pour être souligné - de ne jamais basculer dans le grandiloquent.


Littéralement terrifiant (on n'a aucune peine à confirmer l'étude scientifique qui fait de Sinister le film d'horreur le plus effrayant de tous les temps), le film de Scott Derrickson met donc tous ses artifices au service d’un récit glaçant qui prend le temps de minutieusement décrire non seulement la chute d'un homme dans la folie, mais au-delà, de celle d'une société dans la décadence et le chaos.
Et lorsqu'on ouvre un journal ou qu'on allume une télé, après avoir vu Sinister, on y réfléchit a deux fois avant de recommencer à se gaver de nos images quotidiennes...

Tonto
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le 10 nov. 2020

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