Introduction
Depuis quelques années, les films mettant à l’honneur la communauté noire — en s’éloignant des stéréotypes, des rôles secondaires ou des sempiternels récits sur l’esclavage — se multiplient, proposant enfin des personnages et récits complexes, forts et nuancés. Ils rendent ainsi justice à un besoin de représentation longtemps ignoré, tout en renouvelant des imaginaires où des genres codifiés se retrouvent affublés d’un souffle nouveau, portés par une identité singulière.
Black Panther, par exemple, réalisé par Ryan Coogler — également derrière Sinners —, a ainsi revisité le film de super-héros en y injectant une esthétique africaine affirmée et un sous-texte politique fort, séduisant bien au-delà du public habituel des comics. Le genre horrifique n’est pas en reste, comme en témoignent les œuvres de Jordan Peele, qui a su imposer une vision singulière et exigeante avec Get Out, Us et Nope. Ces films prouvent qu’il est possible de mêler représentation et ambition artistique, tout en réinventant les codes du thriller et de l’horreur.
Pourtant, malgré la renommée de Ryan Coogler, son nom ne garantissait pas d’emblée une œuvre de qualité dans un registre qu’il n’avait jamais exploré. Avec Sinners, son cinquième long-métrage, il s’aventure pour la première fois sur le terrain de l’horreur. Et si son inexpérience dans le genre — à la différence d’un Jordan Peele — pouvait susciter quelques doutes, ceux-ci s’estompent peu à peu, à mesure que le film déploie son univers.
L'univers et les décors
Bien qu’il s’ouvre sur la notion de magie ancestrale — incarnée ici par la musique, un art qui traverse les âges et les civilisations, et auquel on prête des pouvoirs surnaturels — Sinners introduit d’emblée l’existence de certaines personnes capables, à travers elle, de déchirer le voile entre les vivants et les morts, de guérir… et parfois d’attirer le mal, sans que sa nature soit clairement définie. Ce faisant, le film amorce déjà la place de l’horreur surnaturelle dans le récit — mais nous ramène rapidement à une autre forme d’horreur : la réalité. Celle du racisme, de la ségrégation et des violences raciales, dans un Mississippi de 1932 : plus vrai que nature.
En premier lieu, les décors ne sont pas de simples façades ou des fonds numériques, mais bien de véritables bâtiments construits spécialement pour l’occasion — deux épiceries, une station-service, un cinéma, un salon de coiffure, un hôtel… sans oublier le "Juke Joint", ce club mythique où se joue la deuxième partie de l’intrigue.
Ici, le monde n'est pas figé : c'est un organisme vivant, dense et texturé, porteur de tensions sociales et d’histoire. La caméra circule librement à travers les rues et les bâtiments qui pullulent de vie, suit les personnages avec une fluidité qui abolit toute impression de décor. On ne regarde pas un plateau de tournage : on a véritablement le sentiment d’évoluer dans une ville vivante, avec son rythme, ses habitudes et sa mémoire.
Ce réalisme marquant doit aussi beaucoup à l’histoire personnelle du réalisateur, inspiré par les récits de deux de ses ancêtres ayant vécu dans le Mississippi de cette époque. Et cette authenticité ne se limite pas qu'à la ville : le film montre également ses alentours — des champs de coton où travaillent encore les Noirs, des hameaux pauvres, des terres arides à perte de vue. Les travellings en voiture, récurrents, renforcent cette impression d’un monde vaste et oppressant, où les tensions ne semblent jamais disparaitre.
Les protagonistes principaux
Cette réalité, intelligemment suggérée dès l’apparition d’un jeune homme noir blessé de part en part — sans que l’on sache encore pourquoi — se dévoilera peu à peu, par bribes, à travers des flashbacks volontairement flous et fragmentés. Une vérité plus complexe qu’elle n’y paraît, enfouie sous les couches d’angoisse, de mémoire et de silence.
Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, Sinners ne raconte pas une énième histoire de victimisation. Il parle de dignité, de révolte et de renaissance, porté par ses deux figures centrales charismatiques : Smoke et Stack, jumeaux autrefois gangsters au service d’Al Capone. Après sept années passées à escroquer des truands — accumulant une fortune bâtie sur la malhonnêteté, mais aussi sur le refus d’un système qui ne leur a jamais permis de réussir autrement —, ils rentrent chez eux, décidés à tourner la page loin du sang et de la violence, dans l'idée d’ouvrir un club de blues : le "Juke Joint".
Tous deux sont incarnés avec brio par un Michael B. Jordan au sommet de son art, dont le jeu, nuancé et magnétique, différencie subtilement les deux frères. D’abord par leur style, puis par leur posture, mais aussi par leurs personnalités et leurs traumatismes, révélés peu à peu, par touches, souvent au détour de dialogues. Parfois même par des gestes ou des attitudes, que seuls les plus attentifs remarqueront.
La symbolique des jumeaux
Le fait que les protagonistes principaux soient des jumeaux n'est pas anodin. Bien qu’ils soient physiquement identiques, ils s’opposent profondément dans ce qu’ils incarnent. Stack, qui finit vampirisé, symbolise celui qui choisit l’assimilation — le Noir qui adopte les codes du dominant blanc, parfois jusqu’à sa propre aliénation. Smoke, au contraire, incarne la résistance, jusqu’à affronter seul les membres du Ku Klux Klan dans une scène d’anthologie. Ensemble, ils dessinent les contours d’un dilemme ancien mais toujours brûlant : se soumettre ou lutter.
Les personnages secondaires
Autour d’eux gravitent une galerie de personnages, tous issus de leur passé ou de leur environnement social. Et ici encore, rien n’est laissé au hasard : chacun a son utilité, une personnalité affirmée et une trajectoire pensée — tous ont une histoire et une présence à l’écran qui dépasse la simple fonction narrative. Et dont les morts, parfois abruptes, s’inscrivent elles aussi dans cette logique symbolique : La femme blanche est la première à succomber, malgré son intégration dans l'environnement noir et ses liens avec les protagonistes. Ce choix scénaristique souligne à quel point l’appartenance symbolique ne suffit pas toujours à enrayer les rapports de domination implicites. À l’inverse, la compagne de Smoke choisit la mort plutôt que l’éternité vampirique, préférant disparaître libre que de vivre sous contrôle.
Le sens du titre
C'est là que se dévoile le sens du titre « les pécheurs ». On pense d’abord à Smoke et Stack, anciens gangsters, qui ont trahi, abandonné, et peut-être même tué des gens. Mais les autres personnages ne sont pas en reste : alcoolisme, luxure, adultères, rancune, dépravation… Le "Juke Joint" lui-même, lieu de plaisir et de transgression, porte aussi ce poids symbolique du péché. Ce n’est d’ailleurs pas un nom choisi au hasard : à l’origine, les "Juke Joints" étaient des lieux clandestins et illégaux, créés par les Afro-Américains pour boire, danser et jouer.
Mais le véritable « péché » , ici, est à double sens. Car au fond, n’est-ce pas là, pour les opprimés, le plus grand des péchés aux yeux du monde ? Prétendre à plus. Revendiquer la liberté. Refuser de se soumettre. Ces espaces d’ombre sont aussi des refuges, des lieux de vie, d’art et de résistance.
On comprend alors que les fautes commises par les personnages ne sont pas toutes condamnables. Certaines sont les fruits d’un système qui ne leur laisse pas d’alternative : Smoke et Stack se tournent vers le crime parce qu’ils n’ont pas d’autres voies pour s’en sortir. Stack et Mary, quant à eux, n’ont pas le droit de s’aimer au grand jour — leur relation est un « péché » aux yeux de la société.
Les antagonistes
Au début du film, un homme d’Église met en garde son fils Sammie : tous finiront, d’une manière ou d’une autre, par croiser la route du Diable — incarné ici par Remmick, un vampire interprété avec une ambiguïté glaçante par Jack O’Connell.
Personnage fascinant aux origines floues, il se présente d’abord comme un simple musicien, un homme de paix, défenseur de l’égalité. Son charme, sa douceur apparente et ses mots soigneusement choisis instaurent le doute : est-il sincère, ou simplement un prédateur ? Pour le spectateur, le doute n’est que de façade — car sa nature est rapidement révélée. Il faudra attendre qu’il entonne Rocky Road to Dublin — une chanson traditionnelle irlandaise — pour qu’un détail crucial soit révélé : ses véritables origines. Il est irlandais — et cela a du sens.
Ce moment, en apparence anodin, n’est pas qu’une magnifique et inquiétante scène musicale. Comme les Noirs américains, les Irlandais ont connu l’exil, la misère et la persécution. Mais aux États-Unis, ils ont fini par embrasser le système pour s’y fondre, adoptant peu à peu les codes discriminatoires de la société dominante. L’oppressé est devenu oppresseur. Que le diable soit irlandais est donc plus qu’un clin d’œil historique : c’est un choix symbolique. Tout comme celui du vampire.
Comme le dit Ryan Coogler dans une interview: "...dans les récits classiques, les vampires sont souvent associés à l’opulence, à la richesse. Je trouvais intéressant de les lier à la désespérance, à des gens qui n’ont rien, qui sont marginalisés." Ces vampires ne sont pas de simples monstres : ils sont porteurs d’un passé, mais aussi symboles d’un mal insidieux — celui de l’appropriation, du pouvoir qui s’infiltre sous les traits du bien. C’est ce qui les rend d’autant plus effrayants.
Mais Remmick dépasse la simple allégorie. C’est aussi, et surtout, un vampire centenaire dont on ignore presque tout. Son passé ne nous est jamais exposé frontalement ; il se devine à travers quelques indices disséminés dans les décors : une coupure de presse, une affiche oubliée, une rumeur murmurée. Des fragments à peine perceptibles, réservés, à nouveau, aux spectateurs les plus attentifs. On ne fait qu’entrevoir son parcours, par bribes, par traces — cette subtilité témoigne d’un respect profond pour l’intelligence du public, mais aussi d’un amour manifeste pour l’univers que l'auteur a construit.
Ce que l’on perçoit clairement, en revanche, c’est son obsession : il convoite quelque chose de bien plus précieux que le sang. Il veut le talent, la beauté, ce qui rend l’autre unique. Par envie, par besoin, par solitude peut-être. Car derrière le masque de l’antagoniste se cache une autre vérité : celle d’un être qui cherche à retrouver, égoïstement, ce qu’il a perdu de son humanité.
Mais, il dévoile aussi en creux la manière dont Sinners dénonce l’appropriation culturelle, le travestissement des luttes et la manipulation sous couvert de bienveillance. Remmick ne cherche pas à détruire la culture noire : il veut se l’approprier.
Ce personnage est ainsi un antagoniste brillamment écrit : à la fois monstrueux et charismatique, séduisant et carnassier, fidèle en cela à l’archétype du vampire… mais profondément ancré dans les thématiques du film.
Le sujet principal: La culture
Et ce qu’il convoite ici, c’est Sammie, jeune musicien noir au pouvoir mystique, capable de relier les vivants et les morts par le blues. Une scène marquante — l’interprétation envoûtante de Magic What We Do dans le "Juke Joint" — incarne toute la beauté de cette culture noire, sa puissance émotionnelle et sa magie. Plus qu’une chanson, c’est une incantation. Et plus tard dans le film, c’est cette même musique qui devient arme : Sammie terrasse Remmick d’un coup de guitare. Un geste simple, mais chargé de sens. L’art devient résistance. Le son devient pouvoir.
La culture est ici bien plus qu’un décor ou un contexte. C'est le sujet principal du film. Elle est ce qui fonde l’identité des personnages, ce qui les relie à leurs ancêtres, ce qui les ancre dans leur humanité. Elle est mémoire, langage et force collective. Et c’est précisément parce qu’elle est puissante qu’elle est convoitée. Sinners rappelle que la culture est une arme — une forme de pouvoir qu’il faut protéger, préserver et transmettre. En Sammie, en Smoke, en ce "Juke Joint" vibrant de vie, c’est tout un peuple qui s’exprime, qui se souvient et qui résiste.
Ryan Coogler accorde une grande importance à la culture qu’il met en scène et veille à la représenter avec rigueur et respect. Ainsi, par exemple, pour évoquer la tradition hoodoo présente dans le film, il a fait appel à une spécialiste afin d’assurer une représentation fidèle.
Le fantastique : Intelligemment exploité
Le fantastique s’intègre pleinement au récit, avec plusieurs scènes d’horreur et de suspense extrêmement maîtrisées. Ryan Coogler joue habilement avec les codes du mythe vampirique — notamment l’interdiction d’entrer sans invitation — et les détourne pour mieux en souligner la portée sociale. L'une des séquences les plus brillantes du film voit trois vampires blancs, encore dissimulés sous une apparence humaine, tenter d’entrer dans le "Juke Joint". Prétextant vouloir simplement boire, jouer et danser… ils se voient refuser l’entrée, sur la seule base de leur couleur de peau. Un renversement ironique des codes de l’époque, mais aussi une scène tendue qui interroge habilement les notions d’intégration et d’exclusion — l’exclusion devenant ici une forme de protection, mais aussi une question lancinante : à quoi reconnaît-on l’ennemi ?
Dans l’ensemble, Sinners mêle avec brio l’horreur sociale et l’horreur surnaturelle, comme si la seconde n’était qu’une métaphore de la première. L’Amérique raciste des années 30 est déjà un territoire d’angoisse. Les vampires ne font que prolonger cette peur — en l’incarnant avec plus de chair.
L'horreur : Psychologique, faite de tension plus que de violence
On pourrait reprocher à Sinners d’être plutôt avare en termes d’horreur "pure" : les scènes sanglantes sont rares, concentrées pour la plupart vers la fin. Mais c’est une question de choix, plus que de faiblesse. L’horreur ici prend d’autres formes, plus subtiles, plus efficaces : l’anxiété, le doute, la menace diffuse. Les vampires ne surgissent pas tant qu’ils s’infiltrent, usant de la ruse, du charme et de la manipulation pour pousser leurs proies à les inviter.
Quelques jumpscares bien placés viennent ponctuer cette tension, mais l’essentiel réside dans l’ambiance, dans ces scènes de pur récit horrifique, comme celle où les trois vampires aux yeux rougeoyants observent le "Juke Joint" de loin, tapis dans l’ombre, comme des prédateurs observant une proie.
Quelques scènes de genre, un peu plus sanglantes, apparaissent surtout dans le dernier tiers du film. L’une d’elles, une séquence de massacre par les vampires, semble même volontairement chaotique, presque sale, en contraste avec le raffinement de l’ensemble. Elle trouve un écho amer, presque ironique, dans une scène presque aussi violente : celle du combat final contre le Ku Klux Klan, où Smoke perd la vie. Comme si, après avoir affronté les créatures de la nuit, la vraie menace restait celle des hommes.
Des qualités et des fautes
Parmi les dernières qualités notables du film, on peut saluer le soin accordé à la mise en scène, la lumière, la colorimétrie et le montage. La narration progresse parfois par éclats, par souvenirs, par fragments de décor. Une affiche déchirée, un journal, une anecdote glissée à la volée suffisent à enrichir l’univers. C’est un film qui fait confiance à son spectateur, et qui gagne à être vu, revu, décortiqué. Chaque détail compte. Rien n’est gratuit, rien n’est laissé au hasard. Parfois, ce sont des éléments discrets et ambigus, qui laissent place à plusieurs interprétations. Même après trois visionnages, j’y ai découvert à chaque fois de nouveaux éléments, de nouveaux symboles, de nouvelles clés de lecture. Et le film m’est apparu, chaque fois, plus riche et plus fascinant.
À noter tout de même : le film n’est pas exempt de quelques facilités scénaristiques çà et là, mais si celles-ci restent rares et n’entachent pas la qualité globale de l’écriture.
Par exemple: Smoke surgit de nulle part pour sauver la situation, transperçant Remmick par-derrière, sans que personne ne le voie.
Conclusion
Ce que l’on retiendra de Sinners, c’est un film soigné, dense et profondément maîtrisé — une œuvre qui réinvente l’horreur, tout en défiant les conventions hollywoodiennes. Par son intention comme par son succès, il fait un pied de nez à une industrie souvent frileuse, engluée dans des productions lisses, prévisibles et calibrées pour cocher toutes les cases. Sinners ne coche rien : il ose, il raconte, il interroge, il prend des risques et il réussit. À mille lieues des récits formatés et des personnages stéréotypés, Sinners propose un cinéma audacieux, inspirant, traversé d’un vrai regard d'auteur. On en ressort différent, stimulé, avec le sentiment d’avoir vu quelque chose de rare. Une seule envie : voir naître d’autres films comme celui-là.