Associer film d’auteur, comédie musicale et épouvante : tel est le pari audacieux relevé par Ryan Coogler avec son dernier long-métrage. Et c’est plutôt réussi.
Le réalisateur de Creed et Black Panther affirme une nouvelle fois son style : un propos engagé porté par un cinéma de genre résolument divertissant. Ryan Coogler nous prouve, une nouvelle fois, qu’il n’est pas nécessaire de proposer un film bavard ou formellement prétentieux pour faire du cinéma engagé. Le propos est bien là, mais Cooper n’oublie pas que le langage qu’il utilise pour nous le transmettre, c’est le cinéma.
Sinners raconte l’histoire de deux frères jumeaux crapuleux (interprétés par un Michael B. Jordan dédoublé) qui quittent Chicago et leurs activités illégales pour ouvrir un club de blues dans le Mississippi, région d’où ils sont originaires Avec eux, leur jeune cousin Sammy, un guitariste prodige dont le talent attire l’attention... du Diable en personne.
La première partie du film suit les préparatifs de la soirée d’ouverture du club. Construite comme une balade à travers les routes du Mississippi, elle met en scène les invitations adressées à d’anciennes connaissances. Les personnages se succèdent, chacun avec une histoire de vie à raconter : amour tragique, crime, galère dans les champs de coton… Le film prend alors des airs de compilation de blues rural, où chaque morceau – ou ici, chaque personnage – témoigne des difficultés vécues par la communauté afro-américaine dans les années 1920. On y croise des figures marquantes : le musicien marginalisé et ivrogne, la « sorcière » ayant recours aux médecines traditionnelles après la perte de son enfant, la femme blanche incapable de vivre son amour à cause de la ségrégation, l’ouvrier cotonnier…
La deuxième partie met en scène la fête d’ouverture. Tous les personnages que l’on a croisé lors de la première partie viennent échapper à leur quotidien le temps d’une soirée pour danser et boire quelques verres. Là encore, sans trop en faire ni recourir à des dialogues explicatifs, Ryan Coogler montre l’isolement économique des communautés noires américaines : un simple paiement en jetons suffit à illustrer cette réalité. À travers le langage du cinéma, il souligne la difficulté d’émancipation économique de ces populations. Durant cette soirée, la musique est omniprésente et le film nous offre de magnifiques séquences de chorégraphie mélangeant tous les styles de musique afro-americaine depuis un siècle.
C’est également dans cette seconde moitié que le film bascule dans l’horreur, avec l’introduction d’une autre dimension, perçue presque comme une alternative réjouissante à un réel cauchemardeque. Les personnages sont alors confrontés à la tentation de fuir le monde des vivants, de ne plus chercher à être de « bons chrétiens » voués au travail dans les champs. Cette soirée, loin des champs, loin de la ville, regroupe des marginalisés de la vie économique et sociale, qui se retrouvent autour de la musique pour reconstruire une identité.Cette identité, réaffirmée par la nuit et la fête, les éloigne également des normes de leur propre communauté. Sammy, fils de pasteur, devra choisir entre la respectabilité et l’émancipation. Le monde des vampires représente ici bien plus celui des marginaux qui, la nuit venue, dansent et vivent librement, que celui de l’enfer.
On a aussi droit à des séquences d’action mémorables et à des effets spéciaux dignes des grandes productions Warner. Ryan Coogler embrasse pleinement son rôle de cinéaste de genre, livrant un spectacle visuel jouissif. Vampires, morsures sanglantes, torses transpercés : tout y est. Et même une séquence finale où une quinzaine de membres du KKK, armés, sont massacrés.
Alors oui, entre tranches de vie, film de gangsters, propos politiques, scènes gore et chorégraphies musicales, Sinners part un peu dans tous les sens, c’est même un peu bordélique. Mais ça fonctionne. Un formalisme rigide aurait trahi l’esprit du film – et celui du blues. Car Sinners est avant tout une déclaration d’amour au blues : ce mélange de douleur, de fatalisme, de politique, de sexe, de christianisme, de sorcellerie, de légendes effrayantes et de fête. Ce film n’est peut-être pas le plus fidèle à l’histoire de ce genre musical, mais il en capture l’essence et la transpose dans un autre art : le cinéma.