La machine a cassé
Malgré tout le talent d’acteur de Dwayne Johnson, balaise comme jamais, totalement investi dans la peau de Mark Kerr. Légende du MMA des années 90, écrasée par la douleur, les addictions et...
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le 29 oct. 2025
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Qui est le film ?
Smashing Machine, premier film solo de Benny Safdie, s’inscrit dans une continuité et une rupture. Continuité, parce qu’il retrouve la matière fétiche du duo Safdie : des corps usés, des existences happées par la performance et la dépendance. Rupture, parce que Benny isole ici cette énergie dans un cadre plus froid, plus étiré. Inspiré du documentaire de John Hyams consacré au combattant de MMA Mark Kerr, le film s’écarte du récit sportif pour scruter une autre arène : celle où le corps cesse d’être un instrument de victoire.
Que cherche-t-il à dire ?
Smashing Machine cherche à éprouver la texture même du mythe américain (celui du self-made man, du corps performant, du héros rédempteur) pour en mesurer l’épuisement. Safdie s’interroge sur ce qu’il reste d’un homme lorsqu’il rejoue sa propre légende, lorsque la répétition de soi devient la forme la plus contemporaine d'être. Mais cette exploration demeure à l’état d’ébauche : le film ne filme ni la gloire ni la chute, ni la légende ni l’anonymat. Il observe simplement un corps en transit.
Par quels moyens ?
Dans la tradition du biopic sportif, le récit suit d’ordinaire la logique de l’ascension, de la chute et de la rédemption. C’est le cycle pavlovien du mythe américain : Raging Bull, The Wrestler, The Fighter. Safdie, lui, déjoue ces attentes en vidant la structure de son carburant dramatique. Smashing Machine semble constamment à contretemps : chaque séquence de combat est filmée à distance, souvent à travers les cordes du ring ou en surplomb, brisant toute immersion et soulignant le dispositif cinématographique lui-même. Safdie refuse le plaisir scopique de la violence, refuse la fusion du spectateur et du combattant, refuse l’idée même de la performance comme transcendance.
Le film devient dès lors un anti-biopic : il ne cherche ni à “rendre hommage” ni à “réhabiliter” Mark Kerr. Il le recompose comme un objet de fiction, comme un double de Dwayne Johnson. La mise en abyme est vertigineuse : The Rock joue The Machine. L’homme réel rejoue son propre effacement dans une boucle de représentation où le cinéma n’est plus le miroir d’une vie, mais la scène où le simulacre achève d’absorber le vivant.
Le corps de Kerr (et donc celui de Johnson) est au centre du dispositif, mais traité non plus comme un vecteur de puissance, plutôt comme une ruine habitée. Safdie filme la chair comme un territoire de contradiction : dure, gonflée, spectaculaire dans la lumière du ring, mais poreuse, tremblante, presque féminine dans les scènes domestiques. Ce contraste, entre la brutalité de la performance et la vulnérabilité de l’intime, traduit l’ambivalence fondamentale du film : l’homme est littéralement dévoré par son propre corps, instrumentalisé par le spectacle sportif et par les attentes du public.
Il y a dans Smashing Machine un faux naturalisme, une manière de singer le documentaire tout en en sapant les fondations. Maceo Bishop, chef opérateur, filme souvent à la manière d’un caméraman improvisé : angles étroits, cadre instable, lumière crue. Mais cette apparente “prise sur le vif” est un artifice savamment calculé.
La présence d’authentiques figures du MMA dans la distribution, tout comme l’insertion finale d’images du vrai Mark Kerr, ne visent pas à légitimer la fiction, mais à en troubler la consistance. En faisant dialoguer l’archive et la reconstitution, Safdie crée une tension entre réel et simulacre qu’il ne semble pas entièrement assumer. Ce frottement, pourtant fécond, demeure à la surface : le film constate le vertige de la représentation sans jamais s’y abandonner. L’archive devient un signe parmi d’autres, un effet de réel plus qu’un outil de pensée.
Ce que le film raconte, au fond, c’est la mélancolie du héros. Kerr n’est pas un champion déchu, mais un enfant qui ne sait pas grandir, un homme qui s’effondre sous le poids de son propre mythe. Safdie construit un contraste bouleversant entre la brutalité de ses accès de rage et la candeur presque naïve de ses confidences. Cette ambivalence est l’une des plus belles trouvailles du film : la force devient ici le masque de la fragilité, le muscle la métaphore d’un déficit affectif.
Dwayne Johnson, par son jeu minimaliste, fait de Kerr une figure tragique : un corps surdimensionné qui n’abrite plus rien. La caméra s’attarde sur les silences, les gestes quotidiens, les routines dérisoires, les smoothies préparés avec application ; autant de détails qui traduisent un rapport pathologique au contrôle. L’homme qui détruit des adversaires dans l’octogone ne maîtrise plus sa propre vie.
Où me situer ?
Le film effleure des idées puissantes sans toujours parvenir à les incarner. Dwayne Johnson, pourtant, maintient une présence magnétique : il impose une gravité sourde, une sorte de vulnérabilité paradoxale qui dit plus que le film n’ose formuler. Mais je reste en marge de ce cinéma, tenu à distance par son dispositif. Smashing Machine pense puissamment, mais il ne puise pas : il observe sans s’immerger. Je perçois la beauté du geste, la rigueur du cadre, la cohérence de la démarche, mais je sens aussi ses limites. Un film du creux peut devenir un film du vide.
Quelle lecture en tirer ?
Smashing Machine apparaît comme le constat d’un effondrement : celui d’un corps qui ne croit plus en sa force, d’un cinéma qui ne croit plus à ses mythes. Le film ne célèbre rien, il enregistre la fin d’un cycle, celui du héros rédempteur, du biopic inspirant, du récit de dépassement. À mesure que le bruit s’éteint, il reste un homme vidé de sa légende, et un réalisateur qui contemple cette vacuité comme un fait.
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il y a 5 jours
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