Il est une faculté qui est l'apanage des grands cinéastes : celle de pouvoir marquer durablement en un seul plan. Au point que l'on peut l'isoler du reste du film pour en admirer toute la beauté et la charge sémantique, avec l'impression vertigineuse qu'on ne parviendra pas à épuiser tout ce que le plan contient, malgré qu'il ne dure que quelques secondes. Exactement comme s'il contenait tout le film à lui tout seul, qu'il parvenait à en synthétiser la substantifique moelle. Récemment, il y a eu le dernier plan de The Lost City of Z (2017) de James Gray, qui par sa portée symbolique et affective parvient à résumer et à universaliser l'obsession du personnage principal. Celui de So Long, My Son est bien plus discret, mais n'en mérite pas moins qu'on s'y attarde.


Discret au point d'ailleurs qu'il est parfaitement possible de ne pas le remarquer, signe de la retenue d'un cinéaste qui traite le drame familial sans sortir les grands violons, tout comme il représente l'histoire de la Chine sans réaliser une fresque, restant à échelle humaine. Le plan intervient vers le milieu du film, isolé entre deux séquences. La chronologie des événements étant éclatée, il est difficile de savoir à quelle période exacte de la vie du couple elle se situe. On comprend simplement qu'à ce moment ils étaient heureux, loin de s'attendre aux difficultés qu'ils ne tarderont pas à traverser. C'est une scène de dîner, comme il y en a beaucoup dans le film, sauf qu'elle est filmé depuis l'extérieur de la maison : le spectateur devine ainsi la joie des convives à travers une vitre givrée par le froid et occultée par la neige.


La mélancolie du plan n'est pas simplement due à sa beauté esthétique. En voyant cette scène à travers une vitre givrée, le spectateur épouse la position des personnages. Ces derniers vivent en sursis depuis la mort de leur enfant, dans le souvenir amer de leur bonheur antérieur au drame et le regret de la vie qu'ils auraient pu avoir s'il n'était pas advenu. La force du plan est d'exprimer les deux choses en même temps.


Il signifie d'abord un souvenir flou, qu'on occulte volontairement avec un filtre car il représente une époque révolue en passe d’être oubliée. Mais en creusant un peu, il pourrait très bien s'agir d'une autre famille qui dîne, puisque le spectateur ne fait que deviner les corps flous à travers la vitre. Dès lors, le point de vue est celui du voyeur qui observe la scène depuis l'extérieur, dans le froid, exclut du foyer chaleureux. En quittant leur ville natale après la mort de leur fils, pour vivre modestement dans un ville côtière dont ils ne parlent pas le dialecte local, le couple de personnages principaux est dans cette même relation d'extériorité aux choses. Comme si leur vie avait déraillé et qu'ils étaient contraints de rester sur le bas-côtés. La vitre agit alors comme une prison de verre, laissant deviner la vie qu'ils auraient pu avoir si leur fils n'était pas mort et que la mère n'avait pas été obligée d'avorter peu de temps auparavant, contrainte par la politique de l'enfant unique menée par la Chine à partir de 1979.


Si le plan est si marquant, c'est finalement moins par sa démonstration brillante qui synthétise un film de trois heures en quelques secondes que par l'émotion qu'il génère. Là où un cinéaste démonstratif, esthète froid, ira multiplier les allusions et les symboles avec une position surplombante, Wang Xiaoshuai cherche avant tout un ton, une atmosphère nostalgique que ce plan exprime à la perfection, tout comme la version chinoise de la chanson « Ce n'est qu'un au revoir » qu'on entend plusieurs fois durant le film.

Marius_Jouanny
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le 31 juil. 2019

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Marius Jouanny

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