L’analogie entre structures musicales et arts narratifs ne datent pas d’hier. En littérature, il est aisé de trouver des auteurs qui ont cherché à traduire la dramaturgie d’une symphonie par les mots, à s’emparer de cette évidence, de ce charme impalpable. Fascinante musique qui “faite de rien, tenant à rien, peut être même n’est-elle rien” (La Musique et l'Ineffable, Vladimir Jankélévitch) fait jaillir souvent plus d’émotions que n’importe quelle oeuvre d’art. Dans ces auteurs, on peut noter André Gide et ses Faux-Monnayeurs, dans lequel Édouard, avatar de l’auteur, s’exprime sur le roman qu’il veut écrire : « Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui possible en musique serait impossible en littérature… ». Il est vrai qu’il y a déjà tout dans la structure de la fugue : un sujet, une réponse (ou contre-sujet) qui fait figure d’élément déclencheur, un développement où le thème se répète, plane à travers la pièce et se bat avec l’harmonie, et qui fait figure de développement de l’intrigue qui porte le propos de l‘auteur; et une cadence finale : l’intrigue se conclut. Ajoutez à cela la possibilité d’une fugue double ou triple, il n’en faut pas plus à un auteur comme Gide pour comprendre que cette structure est idéal pour faire tenir debout une intrigue aux multiples sujets : elle a l’amplitude suffisante pour laisser le romancier s’exprimer, et la rigueur nécessaire pour que l’édifice ne s’écroule pas. Tout ceci est bien sûr simplifié pour que moi-même je puisse y voir plus clair. Et pourquoi ce qui est possible en musique serait impossible au cinéma ?


Je doute que Bergman ait eu la même prétention que Gide à vouloir faire de son film une sonate (car *Sonate d'Automne*est bien une sonate, dont la structure ne diffère pas tant que cela de la fugue finalement) et en même temps, la structure musicale du film me paraît tout à fait évidente. Premièrement, parce que Bergman n’avait pas vraiment le choix pour rythmer le long-métrage qui est, paradoxalement, dépourvu de musique (hormis les passages où les personnages jouent eux-mêmes une pièce de musique). Ainsi, les instruments de musique deviennent les protagonistes de l’histoire jouant leurs partitions: des dialogues si musicaux qu’on en oublie qu’il n’y a aucun accompagnement musical. Des dialogues réglés comme les réponses d’une fugue: rigoureux, fluides, évidents. Le cinéma qui parle bien, c’est un poncif de Bergman, mais cela me marque toujours autant. Déjà, à la fin de *Scènes de la vie conjugale*, j’avais halluciné de voir que j’avais dû attendre le générique final pour me rendre compte qu’il n’y avait pas de bande-originale, pas une musique. Seulement des dialogues prodigieux. Ici, on a tout de même droit à un prélude de Chopin, une suite de Bach au violoncelle, et puis c’est à peu près tout. Suffisant. 
Cependant, la musique est présente bien plus en profondeur dans ce film, en plus d’être un facteur de conflit intense, de rivalité entre mère et fille; le film, son intrigue, ses personnages sont construits sur le modèle de la sonate, ou plutôt de la forme sonate: c’est-à-dire une exposition où deux thèmes se présentent, un développement que surplombent les deux thèmes à travers les modulations, et enfin une réexposition qui fait figure de résolution entre les sujets, où ceux-ci sont souvent enrichis. Une structure finalement pas si éloignée de celle de la fugue. D’autant que les sujets de la forme sonate sont les mêmes, mais dans une tonalité différentes. Qu’en est-il alors dans *Sonate d’automne* ? Les deux thèmes sont évidemment la fille, Eva, et la mère, Charlotte. La première se présente et appelle la seconde, qui par son entré engage un conflit. C’est le conflit tonal dans la forme sonate (entre le thème principal, et son jumeau modulé), et ici le conflit entre la mère et la fille. Dans l’exposition, il est montré simplement, des dissonances entre les thèmes, la fille est jalouse de sa mère, et a de la rancoeur; la mère dans son monde d’artiste ne peut pas comprendre la souffrance de sa fille. Les deux ne peuvent s'entendre. Puis il y a le développement. Les deux thèmes s’enrichissent, modulent encore, parfois ils s’entendent, comme Eva et Charlotte qui s'embrassent, mais toujours dans la perspective de mieux se confronter, s’enrichir pour mieux prendre le pas sur l’autre. Pendant 30 ans, la mère a dominé, à la fille de se rebeller dans cette ligne droite avant la réexposition. Dans le développement de la forme sonate, il y a toujours un point culminant, un climax où les thèmes jettent leurs dernières forces dans la bataille. La mère est dans le salon, vient de faire un cauchemar, la fille la rejoint. C’est le dernier règlement de compte, les dernières dissonances. Le conflit arrive à son terme. Petit à petit, on entend le thème qui prend le dessus. Le dialogue se transforme progressivement en monologue. La fille est la seule à parler. Elle montre à quel point sa mère fut un monstre pour ses deux filles. Dernier coup de poignard, le thème arrivant triomphant avant la réexposition : c’est à cause de la mère si sa deuxième fille est malade. Eva sort victorieuse. La réexposition arrive. Il n’y a plus qu’un seul thème, c’est Eva. Reste à savoir comment interpréter ceci. Est-ce que les deux thèmes ont réussi à s’entendre ? Ou bien le premier a englouti l’autre ? La fin du film laisse un espoir pour la mère (plus qu'un espoir puisque la lettre d'Eva à sa mère ressemble à un des plus beaux pardons du cinéma). Mais rien ne sert d’interpréter, car une forme sonate n’est souvent que le premier mouvement d’une sonate ou d’une symphonie, il en reste encore quelques-uns à écrire…

Et sinon Liv Ullmann est splendide, comme toujours. Son rôle de jeune mère incapable d'aimer autres que sa mère, au point de la haïr, est si beau. Ingrid Bergman est majestueusement fragile. Tout est bien dans ce film. Et quelques plans sont parfaitement iconiques, d’Eva et Charlotte dans la chambre du jeune fils décédé, à une représentation d'une suite de Bach dans une salle à manger. Et puis cette phrase: "Une fille qui souffre, est-ce une mère qui triomphe ?". Bref c'est très bien.


Ps: Notez bien que je parle ici en petit amateur de cinéma et de musique sans doute très prétentieux, et que mes petites années au conservatoire et petit chanteur ne justifient en rien ce que je viens d'écrire, et ne me donnent pas le bagage suffisant pour cela. Aux musiciens qui lisent ceci: retenez vos coups ! J'ai sans doute dit beaucoup de bêtises sur plein de choses. Mais bon, on s'amuse hein. Moi j'aime bien m'amuser.

FlavienDelvolvé
9

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le 2 août 2019

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