Song of Summer
7.3
Song of Summer

Téléfilm de Ken Russell (1968)

“Come on, Fenby !”


Je l’ai encore dans l’oreille cette phrase, je la vois encore cette scène, plus de dix jours après avoir visionné le documentaire-fiction de Ken Russell, un travail dans lequel on ne peut qu’admirer l’extraordinaire fusion entre la musique et l’image.


La musique... Le lien qui va déclencher la rencontre entre ces deux êtres : Frederick Delius, grand compositeur impressionniste anglais, qu’on a pu comparer à Debussy, et Eric Fenby, jeune pianiste de 22 ans, qui, un soir, disputant une partie d’échecs avec son père, s’interrompt, envoûté par une mélodie délicate aux accents divins:
“On Hearing The First Cukoo in Spring”, diffusé à la radio.


C’est elle qui le propulsera en France, elle, qui lui fera quitter la douce quiétude familiale, mû par un seul désir : connaître ce merveilleux artiste, désormais aveugle et impotent, cloué dans un fauteuil, et l’aider à terminer l’oeuvre de sa vie, "Poem of Life and Love" rebaptisé "Song of Summer"


Et le voilà maintenant devant lui, ce Delius tant vénéré, sous l’oeil attentif et infatigable de son épouse, Jelka, qui veille au bon déroulement d’un programme, fixé à la minute près.
“Come on Fenby!”, l’encourage le maître, tout de blanc vêtu, dominant d’une tête le fauteuil imposant où Brüder, son homme à tout faire, l’a installé, une couverture sur les genoux.
Une invitation proférée d’une voix forte et impérieuse , comme si l’homme, privé de regard derrière ses verres noirs, y concentrait toute son énergie.


Emu et interdit, Fenby ne peut détacher les yeux de cette silhouette momifiée, de ce visage au nez aquilin, qui ne manque pas de noblesse, partagé qu’il est entre le respect et l’admiration.
Une première rencontre où le jeune homme, coupé de son milieu, mal à l’aise dans cette grande maison aux murs couverts de nus et autres créations de Jelka, prend la mesure du rituel immuable qui désormais règlera sa vie, puisant dans sa foi le courage de mener à bien la tâche qui l’attend.


Et les jours se suivent, au rythme des plaintes, des colères et des exigences de Delius, artiste intransigeant à la volonté implacable, mais infirme fragile et vulnérable, que Brüder charge sur son épaule après le repas, tel un sac de charbon, sous le regard embué du jeune secrétaire qui essuie ses petites lunettes rondes à la dérobée, partageant avec Jelka une complicité affectueuse qui lui permet de tenir.


Comment oublier toutefois l’expression perdue puis désespérée de Fenby, assis au piano, tentant vainement de jouer sous les injonctions irritées du compositeur, déchiré entre sa créativité, intacte, et ce corps diminué qui ne répond plus, tandis qu’il scande le morceau avec rage et obstination, invectivant le jeune homme trop lent à son goût.


Une scène bouleversante tant le désarroi de Fenby est palpable, ce sentiment d’injustice lui faisant quitter le salon comme un fou, courant à perdre haleine, avant de s’effondrer, à bout de souffle, près de la voie de chemin de fer, suivant des yeux le train qui s’éloigne et le ramène peut-être en pensée chez lui.


Et c’est pourtant dans cette atmosphère, éprouvante, mais portée par la dévotion du jeune secrétaire à Delius, et ce, pendant cinq ans, de 1928 à 1932, que va naître Song of Summer, belle de fulgurances qui traversent le film et l’illuminent.
“Les beautés de la nature, les élans passionnés de l’amour et une inexhaustible énergie puisée chez Nietzche ont inspiré à Delius une musique inimitable, alliage inattendu de rêve nostalgique, de force et de grandeur”


La photographie de Dick Bush, combinée à la mise en scène inventive de Russell ont fait éclore une oeuvre de toute beauté sur la création et le sacrifice, une oeuvre habitée par ses interprètes : Max Adrian, impérial dans son personnage de Delius, Christopher Gable, dans son premier rôle, compose un Eric Fenby poignant de vérité, et Maureen Pryor incarne Jelka, femme forte, pudique dans la souffrance, amoureuse de l’artiste, mais surtout passionnément éprise de l’homme auquel elle a voué sa vie, renonçant à sa propre carrière de peintre.


Pour la première fois, le sujet tabou de la syphilis est mentionné, et l’on comprend que la vie aventureuse et cosmopolite de Delius, ait pu inspirer Ken Russell, fasciné par l'homme et le musicien, chez qui la communion avec la nature, et le souvenir d’amours intenses et passionnées, ont nourri une oeuvre musicale aux effusions sensuelles et aux nuances subtilement colorées.


S’inspirant du livre d’Eric Fenby : ”Delius as I knew him” , Russell a peut-être réalisé son plus beau film sur la musique : une découverte esthétique, musicale et humaine à laquelle je ne m’attendais pas.


http://bit.ly/1GJZ8CI : le film
http://bit.ly/1W0ujWR : Song of Summer
http://bit.ly/1ZNJdz1 : Kate Bush (Delius, Song of Summer)

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le 16 oct. 2015

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Aurea

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