Si la fin justifie les moyens, celle de Suspicion semble plutôt infirmer, ou tout du moins amoindrir, la démarche entreprise par Hitchcock durant tout le métrage. Imposée par les studios, qui ne voulaient pas jouer avec l'image bankable de Cary Grant, cette conclusion aux allures d'happy end tombe un peu comme un cheveu sur la soupe et s'accorde mal avec l'ambiance suscitée jusqu'alors. Mais aussi grande soit-elle, la déception perçue ne doit pas nous faire oublier les mérites d'une péloche qui a su si bien jouer avec notre ressenti.
En ce début des années quarante, les thèmes relatifs à la psychologie font leur apparition au cinéma et offrent à Hitchcock un nouveau domaine à explorer. Exit donc, du moins pour l'instant, les petites histoires policières pour laisser place aux intrigues freudiennes : Suspicion, tout comme Rebecca peu de temps auparavant, adopte le regard troublé d'une héroïne à la santé mentale défaillante et invite son spectateur à douter de tout ce qu'il peut percevoir à l'écran. Plus sa paranoïa grandie, plus la tension se fait prégnante et le regard que l'on porte sur le personnage interprété par Grant évolue : de sympathique dandy, de romantique transi, il devient un être potentiellement malfaisant, un criminel en puissance. Chacun de ses actes sera ainsi sujet à caution.
Mais pour pouvoir nous faire douter ainsi, il faut déjà mettre à mal notre jugement ! C'est à cet exercice délicat qu'Hitchcock s'emploie dès les premiers instants en nous faisant croire en un genre avant de le dénaturer totalement. Ainsi, le début du film adopte avec une certaine insistance les atouts de la comédie romantique : le ton est léger et l'intrigue romantique qui se développe annonce une histoire à l'eau rose avec ces amoureux ingénus et ces parents intransigeants qui réprouvent... Mais tout cela n'est qu'apparence bien sûr et progressivement, à coup de mensonge et de tromperie, l'ambiance doucereuse va laisser place au drame sombre et sournois : dès l'installation du couple dans la maison, Johnny fait part de ses problèmes d'argent et fait comprendre à sa dulcinée qu'il compte sur son soutien financier. Ses mensonges, son renvoi ou encore son addiction au jeu, vont venir ternir son image idyllique et mettre à l'épreuve la confiance de son épouse.
Reconnaissons qu'Hitchcock souligne un peu trop son propos, que ce soit en voulant transposer les codes du drame victorien dans un univers ricain ou en accentuant les ressentis de Joan Fontaine (les soupçons de meurtre apparaissant dès le premier mensonge). Mais même s'il se montrera plus habile par la suite (avec Notorious notamment, où il pourra compter sur un Cary Grant un peu plus fin dans son jeu), il parvient discrètement à nous faire épouser le point de vue de Joan Fontaine afin de nous faire adhérer à sa paranoïa : les absences répétées de Johnny ne font qu'entretenir le doute sur sa personne, les coïncidences se font présomptions, les discussions les plus banales sont sources d'interprétation (les références aux titres des romans policiers...).
La force de Suspicion réside dans sa capacité à retranscrire le basculement vers la folie, en faisant de l'incertitude une constance. Habilement la mise en scène exalte cette impression, en laissant planer l'ombre de la frustration sur un amour lesté du poids des conventions (l'union des amants qui se fait devant l'imposant tableau du père), en faisant éclore à l'écran le subconscient de Joan Fontaine (le mot "murder" formé par les lettres du Scrabble). On épouse son regard inquiet sans pouvoir le remettre en question, la combinaison des éléments anxiogènes (musique suggestive, falaises dévorantes, discussions morbides) permet une irrévocable montée en tension dont l'acmé sera atteinte lors de la fameuse séquence du verre de lait, durant laquelle le corps de Grant est plongé dans une obscurité symbolisant à merveille le mystère qui l'entoure.
Plus simple et peut-être plus facile que les grandes œuvres d'Hitchcock abordant l'univers de la psychologie (Rebecca, Notorious), Suspicion demeure un thriller ingénieux qui explore avec pertinence les méandres d'un esprit foncièrement torturé.