On le sait bien, ce sont leurs failles affichées qui font des héros hitchcockiens des personnages éminemment remarquables. Désespérément humains, horriblement imparfaits, ils sont aussi bien les victimes toutes trouvées à l'injustice que les candidats privilégiés à notre empathie. C'est parce qu'ils nous ressemblent quelque part que nous tremblons ou frissonnons pour eux, c'est parce qu'ils cristallisent des enjeux avant tout intimes que leur destin s'avère être terriblement passionnant. The 39 Steps notamment, avec son parfait faux coupable enchaîné à une femme objet de malheur et de providence, a ouvert la voie à une pléiade de personnages forts comme le prête ambiguë de I Confess, le voisin voyeur de Rear Window, sans oublier le fabuleux quidam espion de North by Northwest. Mais lorsque le héros s'écrit au féminin, l'aventure contée délaisse le spectaculaire pour les troublants effets du double je, le rachat recherché portant aussi bien sur la sphère intime que publique.


Dès le préambule, le ton est donné puisque la principale protagoniste, Alicia, est jugée coupable par la bonne société pour ce qu'elle représente (fille d'un espion nazi) et pour ce qu'elle est (débauchée, alcoolique). Sa défaite est totale, son anéantissement est acté, pour revivre de nouveau il lui faudra se reconstruire tant sur le plan de l'être que du paraître...


Astucieusement, Hitchcock prolonge la thématique psychologique de son film précédent (Spellbound) en abordant cette fois-ci la question de la reconstruction personnelle à travers une classique histoire d'espionnage. C'est ce qui fait la belle originalité de Notorious, de mélanger habilement les genres (romance, espionnage) et les enjeux : réussir la mission qui lui a été confié, permettra à Alicia de regagner en estime de soi et dans l'estime des autres, de gagner les faveurs de l'être aimé (Devlin) et de la patrie désirée (les Etats-Unis). En unissant intimement politique et amour, raison et cœur, devoir et désir, Hitchcock donne une belle dimension symbolique à chaque élément de l'intrigue, à chaque péripétie rencontrée. Les enjeux gagnent immédiatement en importance, le suspense aussi.


Le recours au symbolisme lui permet surtout de gagner en efficience. Le plus bel exemple étant la fameuse bouteille aromatisée à l'uranium qui va venir cristalliser tous les enjeux politiques. Ce MacGuffin lui permet non seulement de simplifier sa narration (les nazis passant au second plan) mais également d'accroître le suspense grâce à sa nature équivoque. Mettre la main dessus, serait synonyme pour Alicia d'une victoire officielle, en lavant le nom de sa famille, mais symboliserait également une victoire sur ses propres démons, amorçant ainsi le début de sa reconstruction. Dans le cas contraire, bien évidemment, l'échec tournerait au désastre.


Ainsi, la moindre péripétie va relever du tour de force, le risque le plus infime laissera poindre le danger le plus menaçant. Avec son aisance habituelle, le cinéaste transforme l'anodin en épreuve et diffuse un suspense des plus redoutables. La clé, de la réussite de la mission et du cœur, passe de main en main et échappe aux griffes de Sebastian. La caméra filme la progression des baisers comme l'avancée inexorable du prédateur sur sa proie. Éros et thanatos se confondent, la tension se dilate dans l'atmosphère et laisse planer l'ombre de la mort sur les effluves du désir. Puis la caméra enchaîne sa délicieuse errance avec un travelling dantesque qui exalte la dramaturgie d'une simple réception : la clé est là, dans la paume de la main, au milieu des nazis. Rejoindre une simple cave devient alors une aventure aux enjeux multiples, les amants pouvant tout perdre en étant découvert, la mission et le cœur de l'autre.


Hitchcock se fait un malin plaisir de donner aux objets une dimension hautement anxiogène, le décompte des bouteilles se transforme en sablier retardant vainement la mise à mort, la succession des liquides ou des contenants (clairs ou sombres, évoquant notamment Suspicion) rappelle insidieusement les peurs intimes d'Alicia. L'angoisse surgit alors inopinément au détour d'une bouteille oubliée ou à la simple vue d'une tasse à café, la frayeur étant finement suggérée par les effets visuels employés : jeux d'ombre, plan oblique, etc. C'est tout une écriture cinématographique qui fait preuve de finesse afin d'évoquer sans en dire trop. C'est là où se loge la réussite du suspense, dans la place accordée à l'imaginaire, à l'implicite, plutôt qu'à l'explicite et au dialogue notamment.


Dans Notorious, comme habituellement chez Hitchcock, c'est le pouvoir évocateur de l'image qui prime sur les paroles, celles-ci étant utilisées avec une remarquable économie. Son utilisation peut relever du stratagème afin de contourner la censure (la scène du baiser entrecoupée de dialogues), ou va permettre d'accroître le doute dans l'esprit du spectateur. Ainsi le mot ne sert pas à clarifier une situation mais plutôt à la complexifier, renforçant le caractère équivoque des images.


À ce titre, le plus remarquable demeure la représentation des différents personnages : Devlin n'a rien du héros romantique puisqu'il nous apparaît froid et déterminé, nous faisant croire que la raison prime sur le cœur. Et pourtant, en bousculant Alicia, c'est bien la femme qu'il tente de sauver, c'est son amour pour elle qui s'exprime à demi-mot. Les paroles nous déstabilisent et renforcent la puissance de l'image : de dos ou ruminant sa peine dans un nuage de fumée, la vision que l'on a de Cary Grant est particulièrement troublante. Le méchant de l'histoire, Sebastian, est son parfait contraire, s'il emploie les mots de l'amour envers Alicia, son attitude n'en demeure pas moins inquiétante : il reste un sympathisant nazi et un homme soumis à une mère tyrannique.


Brillant amalgame de romance et d'espionnage, Notorious souffre peut-être de ne pas appartenir à un genre clairement défini. L'histoire d'espionnage, assez classique, n'a pas l'intensité des grandes œuvres en la matière, quant à la partie romancée, elle s'encombre parfois de lieux communs particulièrement dispensables (pleurs, sentimentalisme...). Cela n'empêche pas le film d'être remarquable, bousculant nos a priori et semant le trouble jusqu'au bout : lors de l'ultime scène, on en vient même à éprouver de la compassion pour Sebastian : l'homme brisé avance au centre de l'écran vers une mort certaine, tandis que les amants vivent leur bonheur en hors champ. La séquence symbolise à merveille cet art d'exprimer beaucoup avec peu, incontestablement la plus belle réussite d'Alfred Hitchcock.

Créée

le 16 mars 2022

Critique lue 58 fois

2 j'aime

2 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 58 fois

2
2

D'autres avis sur Les Enchaînés

Les Enchaînés
Sergent_Pepper
8

Le silence, l'enfermement et le poison liquide.

Un bien beau film sur le silence, l'enfermement et le poison liquide. Le début est un peu incertain à mon goût. Ingrid Bergman en délurée, c'est un peu difficile à croire. Grant, tout en flegme, est...

le 19 juin 2013

36 j'aime

Les Enchaînés
Docteur_Jivago
9

L'amour à la plage

Fille d'un espion allemand condamnée à une longue peine de prison au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Alicia va rencontre un agent secret américain qui va lui proposer de s'infiltrer au...

le 14 août 2016

31 j'aime

5

Les Enchaînés
Bestiol
6

enchaîné emballé livré terminé

NB. Ce qui suit dévoile des moments-clés de l'intrigue. Ouais, non, dévoile l'intrigue, en fait. Rétrospectivement je retiens de ce film son extrème linéarité, une fois les personnages campés (et...

le 19 déc. 2010

20 j'aime

3

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12