Le Dernier Jedi, huitième volet de la plus célèbre et commerciale saga de science-fantasy de tous les temps, se veut dès ses premières secondes comme une réponse violente à son prédécesseur, accusé d'une carence d'originalité, en plaquant la rupture. Directe. Sèche. Peut-être trop. Rian Johnson ne passe pas par quatre chemins et n'est pas là pour choyer son public, il le malmène jusqu'à parfois la maltraitance, se moque de lui, le brusque et le boute hors de sa zone de confort. Alors que J.J Abrams s'apparentait à un enfant-modèle, Johnson, lui, est le sale gosse de service. Cette espèce de punk de la caméra est là pour tout casser, te faire t'arracher les cheveux et jouer avec tes émotions sans crier gare. Tu vas pester, tu vas l'aimer, tu vas le détester puis tu vas l'adorer, ou pas.


C'est là que le film prend des tournures inattendues à répétition, autant dans son utilisation de twists comme rythme respiratoire sur le modèle qui fait la renommée de son grand frère Abrams, car Rian a décidé de renouer avec la dérision dont savait faire preuve les films originaux. Ses intentions d'humour burlesques font autant mouche qu'elles n'agacent, reste qu'il me semble impossible de ne pas être admiratif devant l'audace de coller autant de doigts d'honneur au public, pour la plupart forcené et quasi-religieux, de cette licence. Rian, avant d'être cinéaste, est un fan et donc connaît très bien ce milieu et le comportement des gens qui y gravitent et c'est en sachant cela qu'il prend un plaisir très malin à la limite du sadisme de tourner en ridicule avec des réponses évasives ou des chemins tortueux de l'intrigue pour détruire tout l'imaginaire de théories souvent fumeuses, le tien, que tu t'étais construit en croyant naïvement tout deviner et faire ton propre Star Wars. Oui, toi, le grand fan, Le Dernier Jedi est un film qui t'emmerde salement et il sait à quel point tu grinces des dents mais surtout par ce biais il t'invite de manière, certes brute, à lâcher prise et accepter ce que l'on te donne d'un regard neuf. C'est une des choses qui le rend savoureux, en soi. Si Le Réveil de la Force de J.J Abrams ramenait l'esprit du Star Wars original avec hommage et courbette, Le Dernier Jedi te permet de lui dire aurevoir... enfin presque.


Entre montage plus nerveux, images incroyables et mise en scène inédite qui ose le silence et le gigantisme de l'image, développement des personnages qui cherche à tout prix à capter l'humanité de chaque prota-antagoniste afin de créer une notion de nuance appréciable, Le Dernier Jedi doit plus au Rogue One de Gareth Edwards qu'au précédent long-métrage de J.J. Le film de Johnson cherche la cassure autant de l'héritage que du mythe afin de s'approprier à son tour l'univers de George Lucas. Si Le Dernier Jedi est un Star Wars c'est avant-tout un film de Rian Johnson, qui transpire son identité et le ton impétueux du cinéaste. Le temps de l'hommage et de la révérence est terminé, est venu celui des hostilités. Les influences sont variées, si on peut reconnaître un peu les piliers de la science-fiction française à qui George Lucas doit tout, Valerian et Laureline avec cette inégale et loufoque séquence de casino, Métal Hurlant sur le cachet brut de certains environnements ou carrément Dune de Frank Herbert avec le développement de Luke Skywalker très en phase avec celui de Paul Atreides dans Le Messie de Dune et Les Enfants de Dune. Il n'est pas anodin de se sentir embarqué dans un film de guerre à l'ancienne, façon Le Pont de la Rivière Kwaï et Un homme de fer, par ses combats célestes et spatiaux ou le film de sabre traditionnel japonais par la noblesse et le minimalisme, à redoutable efficacité, de ses combats (une séquence complètement dingue en duo ou lors des instants de bravoure bien à Luke) ou l'aspect pulp divertissant hérité des Trois Samouraï hors-la-loi. Le segment qui entoure les personnages de Kylo Ren et Rey en pleine romance atypique doit sûrement sa touchante et délicate sensualité à La main au collet, dans une tonalité générale dont l'humour n'est pas sans évoquer Mel Brooks, Gunga Din de George Stevens et le Spielberg d'Indy et le Temple Maudit. Toutes des influences revendiquées par le réalisateur. Réussir à mélanger tout ça dans un Star Wars, un cadre imposé autrefois par George Lucas, donne un cocktail singulier, inédit et relevé avec quelques notes connues de nostalgie et de poésie insoupçonnée (la scène de Rey sur sa méditation en harmonie avec la Force), démontrant que le créatif arrive, cette fois, à passer au-dessus du cahier des charges et des obligations de la production.


En résulte un long-métrage fourni, trop diront certains, peut-être faussement complexe tant il aime se jouer de nous, ce qui l'amène à ne plus savoir correctement gérer son dosage avec son petit lot de gâchis de personnages ou en s'égarant avec certaines fautes d’exécution qui paraissent pour des fautes de goût et des partis pris étranges qui choquent au premier abord (je dis "Leia Poppins" et sa curieuse rupture de ton onirique). Nécessairement les arcs narratifs secondaires se retrouvent lésés, non désagréables, mais le segment d'histoire dans lequel évoluent Luke, Rey et Kylo dont les trois interprètes Mark Hamill, Daisy Ridley (ma waifu, tmtc) et Adam Driver crèvent littéralement l'écran, est écrit avec un soin si particulier qu'il en dégage une beauté presque baroque et d'où ressortent les principaux thèmes du film. Fidèlement au reste de la saga, Le Dernier Jedi s'articule autour de la filiation et part plus loin vis à vis de la quête d'identité. L'introspection est une part importante du film, si bien que la recherche des racines de Rey nous conduit hors-du-temps dans une représentation audacieuse de L'allégorie de la Caverne, concept théorisé par Platon, où la jeune femme en rupture avec le monde conventionnel et rationnel par le biais d'une réalité inhabituelle, apprend à s'accepter en tant qu'individu possédant sa propre part d'ombre, chose qui effraiera son mentor alors bousculé dans le confort purement illusoire de ses habitudes, tout comme le spectateur et surtout le fan de Star Wars campé dans ses certitudes les plus absolues. Si l'on apprend par la bouche de Kylo Ren que Rey n'est l'enfant de personne et qu'elle n'est qu'une prolétaire illégitime qui n'a rien à faire dans cette histoire uniquement réservée aux fils/filles de- depuis 40 ans, la question de la construction de soi et sa place dans le monde y trouve une réponse pertinente à rebrousse-poil du standard établi par la licence. S'émancipant du décrépit rite œdipien du meurtre du père selon lequel l'individu ne peut exister qu'après ce parricide, épreuve par laquelle est passé Kylo Ren en opposition à sa nemesis, Rey devient spirituellement sa propre mère, bousculant ainsi la thèse de Freud sur laquelle s'appuie en partie le parcours initiatique traditionnel du héros selon Joseph Campbell. Le héros est enfin banalisé, la légende du Jedi n'est que désillusion après tant d'années d'échecs et l'extraordinaire devient plus ordinaire. Par ce procédé de déconstruction, le mythe de la Force, lui, s'en retrouve renouvelé et même renforcé. Esquintée en 1999 par son essai de théorisation par Lucas himself et ses midichloriens, la Force selon Rian Johnson revêt son habit taoïste, redevient la propriété de tout ce qui rassemble le vivant dans une conscience universelle de l’anabolisme et catabolisme.


De la nécessité d'endosser son rôle d'adulte et de ses responsabilités, de l'importance capitale d'éduquer autrui et de transmettre de manière pédagogique son savoir aux siens, Le Dernier Jedi questionne directement le fan qui doit affronter une réalité difficile à encaisser : celle de faire un deuil, d'accepter que cette renaissance de Star Wars ne lui est plus destinée et qu'il doit passer la main à une nouvelle génération. C'est là que l'on touche clairement ce que je n'identifiais pas correctement avec le film de J.J Abrams, cette insaisissable sensation : Star Wars n'est plus pensé pour moi en tant que cible première mais appelle désormais du sang neuf, vierge de tout concept désuet et usé depuis 40 ans dans cet univers étoilé fictif. Le Dernier Jedi, quand il ne fait pas un clin d’œil au véganisme ou au profit de l'économie de guerre, invite à s'interroger sur notre perspective d'avenir ; véritable concept anxiogène pour la majorité. Grandir c'est une arnaque, on le sait, mais pour avancer on se doit de faire preuve de cette abnégation au risque de faire du surplace, de tourner autour de notre propre nombril à ruminer encore et toujours qu'avant c'était mieux et que le pire reste à venir.


Luke Skywalker incarne ici toute cette anxiété générale, ayant préféré l'isolement plutôt que de faire face à ses erreurs et laisse le monde s'écrouler, ayant décrété qu'il ne pouvait plus rien apporter à personne. Humanisé, fragilisé, méconnaissable, en proie aux doutes et à ses peurs, là où Luke était le miroir de l'adolescent téméraire et aventureux il y a 40 ans, est ici le reflet parfait de l'adulte contemporain prisonnier à la fois de ses propres angoisses mais aussi celles du monde. Par son échec et l'exploration du passé de Kylo Ren, sa création, on peut dégager certaines interrogations. Si les Jedi, la lumière, engendrent nécessairement leur penchant contraire, l'obscurité, qu'ils soient Sith, Jedi Noir et j'en passe, en prolifération ; quelle utilité les Jedi ont-ils encore à exister si leur rôle ne fait que perturber un équilibre ? Font-ils plus de mal que de bien malgré eux ? Favorisent-ils le chaos des ténèbres ? L'échec de Luke est l'échec d'Anakin, son père, et donc des Jedi avant eux : celui de ne pas avoir su laisser l'ordre des choses maintenir une stabilité dans l'univers, se fourvoyant sur une action qui ramènerait un équilibre idéalisé et qui n'a fait, au final, que le rompre. Pourtant le Dernier Jedi, autant en tant qu'objet cinématographique que dans son personnage-titre, dans ses derniers instants de bravoure au crépuscule, renaît comme le nouvel espoir qu'il était dans sa jeunesse et démontre l'impact capital de cette étincelle à laisser à nos prochains. Ton futur n'est pas moche dès l'instant où tu fais l'effort de te tourner vers lui, de t'y accomplir et d'accepter l'échec comme un brillant enseignement. Sois acteur de ton existence mais apprends aussi à laisser le monde rétablir sa balance seul, sans ta pichenette qui ne ferait qu'y insérer une miette d'un désordre chaotique. Émancipe-toi des héritages trop lourds, brûle les mythes du passé et à partir de nos cendres construis-y les tiens. Quelque chose s'achève, quelque chose commence.


Plus romantique et baroque, radical et sensuel, dissonant parfois, en même temps blockbuster pop et expérimental d'une incroyable beauté, Le Dernier Jedi de Rian Johnson est un film crépusculaire majeur sur la crise identitaire, le sentiment de révolte, le deuil et la portée du rôle de l'adulte comme guide pédagogue envers nos successeurs. C'est une histoire grave, parfois suffocante, qui retrouve une respiration bienvenue dans ses ultimes minutes. A l'heure de l'Hollywood actuel, le nouveau volet de la saga Star Wars semble en décalage total, à contre-courant tant il paraît brut, décousu, borderline, jouant des non-dits, déconstruisant ses mécaniques rouillées, brisant ses propres codes afin de mieux les rebâtir sur le terreau encore frais de là où vient d'être enterré le mythe. En s'émancipant des vieux concepts comme le freudisme psychologiquement paresseux et scénaristiquement bas de gamme du héros aux mille visages de Joseph Campbell, Star Wars n'oublie pas le romanesque ; il va au-delà, embarque vers des zones encore sombres et incertaines, avance à tâtons et s'accorde une singularité bienvenue ainsi qu'un nouvel espoir de narration. Le Dernier Jedi balaie le code chevaleresque enfantin des cours d'école éculé des volets originaux pour laisser place à un héroïsme sacrificiel raisonné, se laisse le loisir de thèmes subtilement sexuels et plus Nietzschéens, la misogynie en moins. Le voyage initiatique du héros adulescent n'est plus, le héros est devenu adulte.


Si j'y préfère Rogue One de Gareth Edwards pour un meilleur équilibre et ses qualités plus viscérales, Le Dernier Jedi est à mon sens une réussite déboussolante à rebours des standards, en accord avec son époque, un long-métrage à l'image de son réalisateur : effronté. Par la fracture nécessaire qu'il cause avec son élan de rébellion contre la ruine de la saga et donc le fan possessif de Star Wars, brisant l'icône religieuse, Johnson s'expose à la même conséquence à laquelle il confronte ses personnages mutins : non pas l'honneur ni la médaille mais la réprimande, faisant très probablement de ce Dernier Jedi un film marquant à la vision intime et extraordinaire.

JulienRockatansky
9

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Créée

le 26 déc. 2017

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