Suzhou River, de Lou Ye semble être un manifeste cinématographique de la Sixième Génération chinoise. Le film s’ouvre sur une voix, celle d’un vidéaste anonyme qui filme la ville et raconte une histoire qu’on lui a été conté. Dès les premières images, la fusion entre le narrateur et la caméra est totale : l’appareil n’est plus un simple outil d’enregistrement, mais une présence organique, vivante. Portée à l’épaule ou dissimulée, la caméra devient un œil indiscret qui capture des images volées dans les ruelles de Shanghai.
Tourné clandestinement, Suzhou River porte en chaque plan les traces de cette urgence. Le grain épais de la vidéo numérique, les mouvements tremblés, les éclairages naturels inégaux : autant de marques d’un cinéma arraché au réel. Ce qui pourrait apparaître comme des défauts devient ici la signature d’une esthétique de la spontanéité et de la vérité. Proche du documentaire, le film révèle une Chine urbaine, précaire, sans fard. Pas de plans léchés ni de compositions savantes : la caméra s’agrippe aux visages, se perd dans les reflets de l’eau, comme si elle faisait corps avec le récit. Lou Ye rejette les artifices du cinéma traditionnel pour plonger dans une réalité brute, où la frontière entre fiction et document s’efface.. Les personnages, filmés comme des ombres, deviennent les fantômes d’une légende urbaine, leurs destins indissociables de ceux d’une ville à la fois fascinante et menaçante.
Le film repose sur une dualité fondatrice, où chaque élément existe en miroir, comme ci le film lui même était hanté par son propre reflet. La légende qui traverse l’œuvre :
« si vous sautez dans la Suzhou River et en ressortez vivant, votre bien-aimé vous aimera pour toujours. Mais personne ne peut en ressortir. » est la clé du film.
Lou Ye ne raconte pas une histoire d’amour : il filme un mythe en train de se constituer. La sirène, la femme mystérieuse, le narrateur éperdu, tous sont les figures d’une fable moderne, où l’amour est une malédiction et la ville, son théâtre. Mais ce récit, aussi envoûtant soit-il, n’est qu’une parenthèse poétique dans la vie du vidéaste, un conteur des temps modernes qui erre dans les ruelles de Shanghai, toujours prêt à saisir la prochaine histoire, le prochain visage, la prochaine légende à filmer.