On la considère avec tellement d'égards, qu'elle prend désormais une place démesurée dans notre existence. Phare illuminant notre réalité cafardeuse, point d'ancrage constamment recherché, la certitude rassure par sa présence et cajole nos petites habitudes. Peu enclin à la câlinothérapie, et au comportement gentiment consensuel qu'elle induit, Jeff Nichols se mue en chantre du rebrousse-poil et fait de l'ambiguïté l'essence même de son film. Ne pas savoir, douter constamment, provoque une angoisse diffuse chez le spectateur avant de mettre en éveil ce que le cinéma commercial snobe bien souvent, à savoir l'imaginaire.


Mais avant d'en arriver là, avant de corrompre nos perceptions et notre jugement, il ménage ses effets et reconstitue une réalité connue de tous, celle de Curtis, père de famille sans histoire, ouvrier modèle, dont la vie est rythmée par l'apprentissage de le langue des signes pour sa fille, les virées avec les potes et la sortie dominicale à l'église. Une vie ordinaire bien proprette illustrant idéalement l'american way of life, source d'un bonheur immaculé paraît-il ! Quoi de plus terrifiant alors que d'imaginer perdre un jour tout ce qui compte pour vous, tout ce qui constitue votre monde, votre vie : ami, travail, famille. Voilà l'apocalypse annoncée par Jeff Nichols, elle est déstabilisante car elle a la couleur de l'ordinaire, elle est perturbante car indexée sur le summum de l’irrationnel, la peur.


À mi-chemin entre Kaïro et The Happening, Take Shelter s'intéresse moins à l'Apocalypse qu'a la perception de celle-ci : tout se passe dans la tête de Curtis, c'est à travers ses yeux que nous voyons le monde qui déraisonne ! La question qui se pose alors est de savoir si ses craintes sont fondées, si ses visions sont de l'ordre du délire ou de la prémonition ? Bien plus habile en la matière que Kurosawa ou Shyamalan, Nichols se plaît à ne donner aucune réponse à son spectateur, privilégiant la douce montée en tension au spectaculaire et la fine évocation aux effets lourdement démonstratifs. Ici, il n'y aura pas de coup de théâtre à gogo, de twists grossiers, d'effets lourdingues et encore moins d'éclaircissement auquel se raccrocher. Ici, on n'explique pas, on se contente bien souvent de tuer toute certitude... toute ou presque ! Car, il y en aura bien une qui va survivre, illuminant le ciel ombragé de Curtis, tout en faisant battre un peu plus vite notre palpitant à l'amorce de l'ultime séquence.


On appréciera ainsi une mise en scène qui se fait inventive et sait retenir ses coups afin de potentialiser ses effets. Dès la séquence d'ouverture, la catastrophe gronde et laisse germer dans notre esprit l'impression d'une menace insidieuse, pouvant frapper n'importe où et à n'importe quel moment. Une sensation qui se fait d'autant plus prégnante à l'écran que notre perception du réel est faussée : le montage va progressivement nous faire passer du cauchemar à la réalité sans scène de transition, nous laissant croire aux visions, nous faisant adhérer au délire. Le doute s'accroît, générant une angoisse des plus perceptibles : de fantasme régentant l'attitude de Curtis (les silences qu'il oppose au soutien de son épouse, le regard inquiet qu'il pose sur sa fille...), le danger se matérialise épisodiquement à l'écran, imprégnant de sa présence notre imaginaire : bruits étranges provenant de l'hors-champ, phénomène climatique impromptu, silhouette surgissant derrière une vitre, grognements provenant de son propre chien... L'homme n'est plus en sécurité, ni au milieu de ses plaines immenses, ni au sein de son propre foyer : la peur altère sa réalité comme cette pluie jaunâtre souille l'image de son bonheur. Assez finement, Nichols parvient à rendre logique le comportement de son personnage, même le plus irrationnel : lorsqu'on n'a ni Dieu ni patrie vers qui se tourner, que faire alors si ce n'est se terrer, par peur, dépit ou résignation.


On appréciera également des acteurs (Michael Shannon et Jessica Chastain) qui savent donner chair à leur personnage. Tout comme on pourra savourer un film qui sait prendre son temps pour construire son récit, lui donner progressivement sa pleine puissance dramatique. Bien sûr, on pourra toujours regretter une gestion du rythme parfois hasardeuse et la présence de quelques longueurs, mais qu'importe tout cela lorsque l'émotion et le frisson sont au rendez-vous.


Difficile ainsi de rester insensible à cette histoire où l’irrationnel ne quitte jamais le terrain du réalisme, où le fantastique ne déborde jamais d'un drame solidement ancré dans le quotidien. Ainsi, l'inquiétude concernant l'état mental de Curtis ne se fonde que sur notre interprétation de signes tristement banals : c'est un corps qui se réveille en sueur, ce sont des draps souillés que l'on cache, c'est le regard d'une mère schizophrène que l'on évite de croiser... De la même façon, les enjeux dramatiques nous bouleversent d'autant plus facilement qu'ils sont concrets : ce sont des projets de vacances qui peuvent être avortés, c'est le financement d'une thérapie qui est remis en question, c'est le devenir d'une famille qui est mis en suspens.


Au fur et à mesure que le récit évolue, l’ambiguïté autour de Curtis demeure : que ce soit la nature de ses visions, les crises qu'il engendre ou les réactions qu'il provoque, rien ne nous permet de trancher. Par contre, si on ne sait s'il s'agit d'un fou ou d'un visionnaire, on ne s'interroge jamais sur son humanité, on ne remet pas en question ses qualités de père et de mari. Et c'est bien parce qu'il nous apparaît terriblement humain que son dilemme nous touche autant : la construction de l'abri, qui peut protéger la famille comme la faire voler en éclat, mêle intimement l'amour à la déraison et rend son bonheur tout à fait illusoire. À moins que le "protecteur" ne soit protégé lui-même par quelque chose de bien plus fort que ses propres peurs : comme le soutient d'une famille tout entière ! Aux doutes et aux craintes, légitimes ou fantasmés, Take Shelter répond de la plus belle des façons en exhibant la certitude des sentiments : les actes d'amour, comme la langue des signes qui unit cette famille, sont rassurants car dépourvus de toute ambivalence.

Créée

le 4 févr. 2023

Critique lue 46 fois

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Procol Harum

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