TÁR
6.7
TÁR

Film de Todd Field (2022)

Rétrécissement volontaire par empathie pour son personnage supérieur et acculé

Sur le désarroi d'un individu au sommet de la chaîne se découvrant remplaçable – Lydia Tar est contrainte de voir, peut-être les limites de son talent, certainement celles de l'aura et des passe-droits que ce talent octroyait. On la traite pour son image : maintenant cette image devient celle d'une personne de l'establishment qui est pourrie et désinhibée. Or ce n'est pas ce qu'elle est, ou si elle l'est, c'est par accident, ou dans un reflet particulier ; oui mais elle n'a toujours été qu'une image et une missionnaire ; l'image est salie, la mission lui est retirée ; c'est cruel dans les deux cas, injuste dans le second (lui enlever la musique, c'est lui interdire le seul levier pour canaliser sa vanité et la faire se décentrer – d'un narcissisme qui ne peut qu'être douloureux livré à lui-même). Au pire, les méfaits idéologiques et comportementaux dont on l'accuse ne devraient pas compter face à sa contribution pour l'art ; et l'attaquer, ce n'est pas simplement la brutaliser elle, c'est mépriser l'art – c'est ignorer l’œuvre. À moins que l’œuvre ne soit que le refuge des prédateurs plus raffinés – ou inaptes aux conquêtes véritables, la culture étant le domaine des inaptes au commerce, au management des foules et du destin collectif ou des plus puissantes institutions ?


Le film est remarquablement rebutant au départ à cause de son choix d'une voie hermétique et artificielle, spécialement avec cette séquence du déjeuner proche de l'anti-cinéma où le duo ne fait que parler et juger à demi-mots de gens et choses dont on ne sait encore rien. Ces manières doivent illustrer le pouvoir et le prestige du personnage comme la 'hauteur' de son univers, en ponçant bien à fond l'ego social du génie – avec cette face publique qui suscite l'admiration pour les initiés à son art, le respect vague sinon secrètement vide des autres ; car qui sait s'il s'agit bien d'un génie ? Peu de gens sauront le juger ; ce qu'on voit, c'est qu'elle est brillante et largement au-dessus de la mêlée par son style et ses réalisations. Mais est-elle davantage qu'une conservatrice de la culture ? Qu'une chorégraphe plus habile que suffisamment d'autres ? Cette difficulté à lire la qualité et l'originalité de sa contribution à l'art est probablement une façon de nous mettre à la place du commun, qui d'ailleurs ne la hait pas pour cette contribution, mais bien pour les fautes commises depuis sa position – voire à cause de sa position pour les plus enclins à guillotiner.


Mais ces jeux de leurres sont un peu surfaits (comme un prétexte à la fuite en avant), de même que la trajectoire de la chute – cependant il n'y a pas d'erreurs : la façon dont est avancé le visage toxique peut sembler maladroite car tout se 'devine' trop vite, par exemple l'intimidation de l'enfant a tout d'une surprise ratée. Mais c'est aussi une excellente façon de montrer la confiance excessive de Lydia en son image : car peu d'adultes pourraient sembler hors de tout soupçon d'intimidation sur un enfant et rien chez elle ne l'appelle à passer pour une des exceptions naturelles. Donc le commun de ces moments de supposé dévoilement et ceux où Lydia vit en cohérence avec son image renvoyée pourraient être allégés ; ainsi le film pourrait facilement être réduit d'un tiers sans rien omettre, même en prenant soin de garder les signes extérieurs de mystères ouverts. Car malgré ses deux heures et demi il se permet de laisser en plan l'essentiel des petits arcs pour n'épanouir que la crise égotique et les effusions ; comme si tout, des affaires l'impliquant à la culpabilité de Lydia, devait n'être que détail – et la souffrance, la seule vérité et la seule marque de ces événements.


Sauf qu'au-delà de la 'tour d'ivoire' illustrée, Tar fait sienne cette manie d'étirer et ressasser des films 'sérieux' et lourds manifestement plus soucieux de nous convaincre de leur importance que de prêter un regard ou offrir une histoire – alors que celui-ci, avec la pression publique du wokistan et en se faisant l'ombre de son héroïne, a une manière spécifique de traiter de la tyrannie (généralement plutôt traitée du point de vue de la victime totale ou du combattant). Laquelle sort du cadre et se répand, la majorité lésée (les collègues) se crispant et répliquant sans excès, les prolos pressés (les jeunes ou étudiants, les observateurs mondains à l'affût du sang) se vautrant dans la rage et la mauvaise foi – s'adonnant à l'ivresse de salir en meute. En somme ce film s'interdit d'explorer des réalités à cause de ce qui fait son succès : l'empathie pour une personne puissante acculée, dont le point de vue en silo a facilité le 'confort' psychique et la réussite. Empathie pour une personne et complaisance aristocratique (qui ne peut se vivre que comme tragique dans ce cas, jusqu'à cette conclusion vomissant la 'sous-culture').


https://zogarok.wordpress.com/2023/11/11/tar/

Zogarok

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