TÁR
6.7
TÁR

Film de Todd Field (2022)

C'est la meilleure scène du film et elle en contient la plupart des enjeux. Lydia Tár, cheffe d'orchestre star, anime une master class à la célèbre Julliard. Max, un jeune métisse, dirige un ensemble de musique contemporaine. D'après l'une des étudiantes, la tension atonale générée par l'oeuvre est "incroyable". Mais ce qui importe à Lydia c'est : quel est le sens de cette musique ? Max est incapable de répondre. Elle lui parle alors de Bach. Mais l'étudiant à la jambe tremblante (beaucoup aimé ce détail), qui se définit comme PANDC et pangenre (je ne sais même pas ce que ça veut dire), rétorque que ce cisgenre misogyne qui a eu vingt enfants, ce n'est "pas trop son truc". Rien que la phrase est assez ridicule quand même, s'agissant de Bach... "Quel rapport entre ses exploits au lit et la messe en Si ?" lui répond Lydia de façon savoureuse. S'ensuit une démonstration implacable, au piano, où la cheffe d'orchestre, jouant le fameux prélude qui accompagne l'Ave Maria de Gounod, explique qu'il est une succession de questions et de réponses, les questions étant bien plus intéressantes en art que les réponses. Tout en soulignant la profonde humilité de Bach, elle met l'étudiant face au vide de sa pensée. D'ailleurs, si un jour il dirige un orchestre, voudra-t-il être jugé sur de tels critères ? "Ne sois pas si prompt à t'indigner. Une attention trop grande portée à son identité ne mène qu'au plus ennuyeux conformisme. Il faut savoir s'oublier pour se mettre au service de plus grand que soi." N'en jetez plus. Alors que Lydia a pris de la hauteur dans l'amphi et que Max y apparaît, en fond, tout petit, l'étudiant quittera la salle en la traitant de "salope". Pour Lydia, c'est pire : Max est un robot.

Cette charge contre le wokisme, dont on sait qu'il a pris le pouvoir dans bon nombre d'universités américaines, en réjouira plus d'un. Elle traite du sujet principal de ce TÁR : la difficulté à défendre l'exigence artistique dans le monde d'aujourd'hui. L'esprit de Max a été forgé, dit Lydia, par les réseaux sociaux. Lydia, à titre de formation, a côtoyé Leonard Bernstein que l'on découvre à la fin du film dans l'un de ses cours enregistrés sur une cassette VHS, évoquant l'aptitude de la musique à prendre le relais des mots lorsque ceux-ci sont impuissants à décrire ce que l'on ressent. Si elle pleure devant son écran vieillot, c'est parce qu'elle sent que ce monde-là est en train de disparaître, alors que les réseaux sociaux, eux, sont en pleine forme, générant tout un tas de petits robots.

C'est par eux que Lydia Tár va chuter. Son vieil ami et ancien professeur le lui dit bien : être accusé aujourd'hui, c'est être coupable. Et cela ne date ni du wokisme ni des réseaux sociaux puisqu'il cite l'exemple d'un chef célèbre destitué après guerre parce que soupçonné de connivence avec le nazisme.

Notre héroïne, elle, est soupçonnée d'avoir poussé une étudiante au suicide en la "blacklistant". Officiellement car elle n'était pas à sa place dans la sélection exigente de l'association féministe Accordion, officieusement pour des raisons sentimentales ou sexuelles. Car Lydia est lesbienne, donc en principe du bon côté pour le wokisme puisque faisant partie des discriminé-es... Todd Field prend un malin plaisir à montrer qu'une femme peut se conduire comme les fameux mâles blancs de plus de 50 ans, ces monstres d'autoritarisme. Qu'elle tende, comme les hommes, à abuser de sa position ne fait que combattre le préjugé globalisant du mouvement woke. A bien des égards d'ailleurs, Lydia se conduit comme un homme : elle refuse qu'on la nomme "maestra", s'habille de façon neutre voire masculine, déclare à la camarade de classe de sa fille Pétra qu'elle est son "père" et on la verra cogner son ex collègue Kaplan lorsque celui-ci aura eu l’outrecuidance de prendre sa place.

Un abus de pouvoir allant jusqu'au harcèlement sexuel ? Ce n'est pas montré. Rien ne dit que Krista Taylor n'était pas consentante. On voit d'ailleurs une jeune fan dévorer des yeux la star après l'interview qui ouvre le film, suggérant que la cheffe d'orchestre attire à elle les jeunettes.

Krista, la victime, restera hors champ, ou presque. Une chevelure rousse dans la première scène interpelle, on la retrouve dans une photo sur le net, puis dans les pensées de Lydia montrant une étreinte. Francesca, son assistante peut-être également amoureuse d'elle (on le pressent à son regard lorsque la jeune fan tient la jambe à sa patronne), a conservé une série de courriels compromettants. Elle s'en servira pour se venger à son tour lorsque sa patronne lui refusera le poste qu'elle attendait. C'est probablement elle aussi qui avait filmé la scène de la master class qu'on retrouve tronquée sur les réseaux sociaux (par exemple le mot "masturber" coupé de "intellectuellement"). Le tout premier plan du film, un téléphone portable filmant Lydia et recevant des commentaires, nous annonçait la suite.

J'ai pu lire sur SC que Lydia était une "connasse", sur critikat qu'elle était un "monstre" ? Je n'ai pas du tout vu cela. Plutôt une femme consciente de sa valeur, de ce fait parfois méprisante, mais aussi pleine de doutes et de fragilités. Egalement une artiste totalement habitée par la musique. L'attention qu'elle porte, par exemple, à cet intervalle de tierce majeure descendante venu, on l'apprendra, d'un appartement voisin, est symptomatique des musiciens ayant l'oreille constamment en éveil. La musique ne la quitte jamais, où qu'elle soit. "Notre seul chez nous, c'est l'estrade", lance-t-elle à son interlocuteur à un moment. On la voit en effet constamment en mouvement, passant d'un appartement à l'autre, de Berlin à New York. A la fin du film, sa déchéance avérée, elle retournera pourtant dans sa maison d'enfance, au style vieillot. Mais là non plus elle ne trouvera pas de réconfort : son frère lui rappelle son vrai prénom, Linda, la traite de paumée sans vouloir s'en mêler outre mesure. Les grands artistes sont toujours seuls. Le caractère modeste de cette maison, qui tranche avec le luxueux appartement du couple lesbien, suggère également que Lydia est une transfuge de classe.

Si Todd Field me semble bel et bien défendre son héroïne pour son exigence sans concession, il n'en adopte pas moins un point de vue équilibré : à preuve, son générique d'ouverture, ne nommant pas les acteurs mais détaillant toute l'équipe technique. Une façon de mettre en avant les petites mains, que les stars occultent. Field s'emploie à décrire le fonctionnement d'un orchestre classique : son caractère ultra hiérarchisé (la première violoncelliste n'en revient pas que le poste de soliste ne lui soit pas automatiquement attribué), ses rigidités syndicales (un soliste doit être membre permanent de l'orchestre), ses manoeuvres en coulisse pour prendre le pouvoir (la maestro demandant à son fidèle Knut d'arranger les choses pour préparer le remplacement de Sebastian). Lydia le dit bien à sa fille : un orchestre, ce n'est pas une démocratie. La haute opinion que la cheffe d'orchestre se fait de son art se heurte précisément à la démocratie, qui a désacralisé l'art. Mais, là aussi, Field évite de tailler son personnage à la serpe : la même Lydia qui sépare clairement l'homme de l'artiste est capable de faire remarquer à son vieux professeur que Schopenhauer avait "poussé une femme dans les escaliers".

Car la Lydia Tár que le film donne à voir est un être multiple. Elle peut faire preuve de maîtrise autant que de folie, ce qu'exprime bien sa façon de diriger. La façon dont elle licencie le vieux Sebastian, le poussant à se montrer insultant pour avoir un motif de le virer, est exemplaire de son contrôle glacé. Idem lorsqu'elle apprend le suicide de son ancienne étudiante, face à une Francesca en pleurs. Mais c'est la même femme qui peut se saisir d'un accordéon et beugler pour contrarier ses voisins. Il faut dire que ceux-ci ont accentué son sentiment de déchéance en lui demandant de ne pas faire de "bruit" pendant les visites pour ne pas décourager d'éventuels acheteurs. Le pire, c'est qu'on peut les comprendre : bien des acheteurs peuvent être rebutés par une voisine musicienne ! Cette scène illustre bien, en tout cas, le propos du film : l'incompatibilité entre l'art et la vie en société.

Cette complexité, le visage assez fascinant de Cate Blanchett (pommettes saillantes, yeux très clairs, lèvres charnues) l'exprime très bien. L'actrice, pour laquelle le rôle a été écrit, porte ce TÁR à bout de bras, la star du cinéma et celle de la musique classique se contaminant mutuellement. Il semble que depuis Carol d'un autre Todd (Haynes), l'étrange Cate attire à elle les rôles de lesbienne ? Les deux films ont d'ailleurs quelques accointances, même si Haynes, en bon émule de Douglas Sirk, met davantage en avant une histoire d'amour.

Pour Lydia, l'amour et la musique c'est tout un. Elle s'est mise en couple avec son premier violon (joué par Nina Hoss, l'égérie de Christian Petzold) et si elle se trouve un jour sous le charme de la jeune Olga c'est d'abord pour son jeu de violoncelle. Quoique... le subtil Todd Field laisse un doute à ce sujet : elle l'a croisée aux toilettes, a remarqué ses bottes vertes, et lorsqu'elle l'écoutera "en aveugle", elle remarquera ces mêmes bottes quittant l'estrade. Attirance musicale et sexuelle se mêlent, en tout cas, en Lydia. C'est sans doute pour montrer cela que Todd Field a ajouté cette péripétie. Il n'y a pas ici à proprement parler abus de pouvoir puisque la protégée de Lydia était bien la meilleure, ce que confirme l'audition en aveugle. L'amour rend-il aveugle ?!... Lorsque, plus tard, Olga déchiffre au piano avec beaucoup de feeling la composition de Lydia, elle lui suggère un si bémol à la place d'un la dans la mélodie. Le spectateur attentif remarquera ce si bémol un peu plus tard sur la partition. Rien ne dit que ce soit mieux, mais c'est ce qui plaît à la femme dont la compositrice s'est éprise.

Certaines scènes trouvent après coup leur justification : ainsi du harcèlement à l'école de Pétra, qui est comme un signe annonciateur de ce qui va arriver à sa mère. Ou encore de la longue conversation avec Kaplan, chef envieux qui veut connaître ses secrets : c'est lui qui prendra sa place à Berlin, utilisant ses précieuses indications. Elle le mettra violemment à terre au motif qu’il joue sa partition. Ayant perdu ses nerfs, Lydia perd aussi sa situation.

Plus dure sera la chute : puisqu’une petite place est faite au jazz dans le film, je note que Lydia est passée de Lil'Darlin' à Here's That Rainy Day... Peut-être un peu trop vite expédiée, la déchéance s'achève en une séquence inattendue aux Philippines. Passer du Philharmonique de Berlin, le top du top, à un orchestre d'étudiants en Asie ne peut être vu que comme une dégringolade. Jouer une musique de jeu vidéo au lieu de Mahler et Varese itou. Avoir pour auditoire des jeunes déguisés en créatures plutôt que le gratin en smoking tout autant. Pourtant, Lydia y met la même passion. Dégoûtée d'elle-même après une séance de massage qui a dû virer à la prostitution (on la voit vomir dans la rue), Lydia a-t-elle perdu sa morgue et gagné en humanité ? Le film ne fait que le suggérer.

Si TÁR est, à l'évidence, de ces films longs en bouche dont les clés se révèlent après coup, il n'en reste pas moins que Todd Field a beaucoup trop chargé sa barque. J'ai pu lire quelque part une référence au cinéma d'Olivier Assayas, ce qui expliquerait ma réticence... Selon critikat, une scène à l'hôtel à la fin serait également une réplique des Rendez-vous d'Anna de Chantal Akerman. Zut, ça m'a échappé alors que j'ai beaucoup aimé cet opus de la cinéaste belge. On voit bien le type d'influence dont procède le film de Todd Field. Comme chez Assayas, et au contraire du cinéma d'Akerman, ce TÁR donne souvent l'impression de distiller du mystère pour le mystère, pour se donner une profondeur. Certes, comme le dit Lydia lors de sa master class, les questions sont plus intéressantes que les réponses, mais à trop laisser de mystères irrésolus on perd ou frustre le spectateur. Les scènes sont souvent coupées sans aller au bout et enchaînent sur d'autres situations, qu'il faut tenter de décrypter. Je me suis souvent senti largué.

Quel est le sens de ce livre, Challenge, dont Lydia déchire la première page avant de le jeter dans la poubelle des WC de l'avion ? Qui l’a envoyé ? Pourquoi retrouve-t-on le dessin de sa couverture sur le métronome qui s'est mis en marche tout seul puis sur un jeu dans la chambre de Pétra ? Mystères non résolus. Quel est le sens de cette scène angoissante dans un squat avec un chien puis de ce visage tuméfié ? A-t-elle été attaquée par le chien ou est-ce simplement sa chute qui l'a ainsi amochée ? Pourquoi la cheffe de pupitre des violoncelles ne candidate-t-elle pas à l’audition pour le Varèse ? Par orgueil peut-être, mais ce n’est pas explicite. En revanche elle est là pour sélectionner les candidats... Pourquoi la partition n°5 a-t-elle disparu de la bibliothèque de Lydia et pourquoi en Asie la seule masseuse qui fixe Lydia dans les yeux est-elle la n°5, si ce n’est pour faire revenir ce chiffre ? Tout cela semble un peu gratuit. Sans compter que parfois le cinéaste ne donne pas assez de clés de compréhension : par exemple, je n'avais pas compris qu'il s'agissait d'une musique de jeu vidéo et d'un public de fans, étant totalement étranger à ce monde... C'est dire comme ce final me laissa perplexe. Field devrait pourtant se douter qu'un film sur une star de la musique classique n'allait pas attirer que des geeks... Le cinéaste n'est pas plus clair dans la scène où la page Wikipedia de Lydia est modifiée : impossible de suivre ce qui se dit tout en lisant les phrases supprimées. Un défaut de clarté assez basique. Déplorons enfin certaines scènes un peu bavardes qui, pour le coup, risquent de laisser en chemin les non spécialistes du classique !

Dommage. Avec un peu moins d'affèteries, de volonté de faire "cinéma d'auteur européen", le film de Todd Field eût été de ceux qui marquent. Tout était dans la scène de la master class on l'a dit. Y compris l'humilité, celle de Bach, que Field semble avoir abandonnée un peu en chemin. C’est sans doute ce que lui aurait dit son implacable héroïne si elle l’avait eu face à lui dans une master class.

Jduvi
7
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Créée

le 26 févr. 2024

Modifiée

le 26 févr. 2024

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Jduvi

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