Standard Operating Procedure (ou presque)

Ou comment Nolan reprend les codes des blockbusters pour mieux les dépasser.


Tenet est, comme la plupart des films de Nolan, un film sur le temps, ses mystères et ses paradoxes. Tenet est aussi un film sur les films, à la fois parodie, critique et tentative d’élargissement du blockbuster, forme cinématographique qui atteint sans doute son apogée depuis quelques années. Le protagoniste n’a guère de nom ni d’identité, réduit à sa fonction dans l’action, il doit sauver le monde d’une catastrophe imminente provoquée par un méchant russe aux motivations aussi caricaturales que son accent (à quoi pensait Kenneth Branagh ?) tout en sauvant une demoiselle en détresse, fragile et maltraitée par le méchant. Est-ce que ça ne vous rappellerait pas tous les James Bond et environ la moitié des Marvel ?


Seulement ici Nolan s’amuse des codes du genre : le héros s’appelle littéralement “le protagoniste”, il ne sait pas bien de quelle menace il est censé sauver le monde (juste que la catastrophe est imminente) et apparaît plutôt largué la moitié du temps... Le personnage de femme fatale/mère éplorée réunit les deux seuls rôles alloués aux femmes dans ce genre de film, reste à savoir s’il s’agit là d’un choix de Nolan ou juste de son incapacité chronique à écrire des rôles féminins dignes de ce nom. Au passage Elizabeth Debicki doit en avoir marre des rôles de femmes fragiles au bord des larmes (voir dans le même genre : The Night Manager, Widows, Vita & Virginia) alors qu’elle mesure 1 mètre 90 et pourrait facilement botter des culs si on lui filait un flingue.


La critique/parodie du blockbuster ne s'arrête pas là : le film n’est qu’une succession de missions dont les enjeux sont expliqués longuement par les personnages avant que l’action ne débute, ce qui donne l’impression d’avoir 4 ou 5 films d’action en un,


entre course de voiture, vol d’œuvres d’art, infiltration diverses, prises d’otages et même bataille improvisée à la John Wick ou proto-militaire à la Call of Duty.


Nolan a du budget et il a envie qu’on le sache, n’hésitant pas à massacrer des millions d’euros de matériel, et s’accordant même une petite blague sur sa propre grandiloquence,


sous la forme des lingots d’or qui tombent, par dizaines, de l’avion de ligne (!) qu’il expédie dans le décor.


Cependant Nolan ne se cantonne pas à la parodie et tente d’élargir le spectre du blockbuster de plusieurs façons. D’abord en provoquant son public, habitué aux machines ronronnantes de produits calibrés pour faire un maximum d’entrées : ici il faut se concentrer pour comprendre le film (ça reste très faisable, n'exagérons rien) et plus encore se concentrer pour entendre le film, les dialogues étant noyés par les basses vrombissantes de la musique originale, occultés par les masques des protagonistes, inversés par la distorsion temporelle. Une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien, comme dirait ce cher William Shakespeare.


Ensuite, Nolan garde le meilleur pour la fin, si on peut dire, laissant apparaitre un film dans le film, ou plutôt un film après le film (ou avant ?) à la fois prequel et sequel, que le réalisateur ne tournera jamais et qu’il laisse à l’imagination des spectateurs.


Enfin, et c’est sans doute ce qui m’a le plus plu, Nolan élargit l’espace du blockbuster en embrassant de façon novatrice le concept de la mondialisation. Le blockbuster est l’objet cinématographique mondialisé par excellence, d’abord par sa large diffusion, ensuite par sa propension à déplacer son action d’un bout à l’autre du globe : les James Bond, les Mission Impossible, les John Wick sont tous des exemples probants. Cependant dans ces films le décor a des fins purement esthétiques (le pays étant réduit à ses monuments célèbres ou ses endroits pittoresques), voire commerciales : il est destiné à attirer les publics de la région représentée, à bénéficier de différents avantages fiscaux incitatifs, à booster le tourisme… La mondialisation est figée comme une carte postale, là où celle décrite par Nolan est toute en mouvements et contrastes.


Une partie des espaces du film, la majeure partie en fait, sont liminaires, un terme prétentieux qui signifie qu’il s’agit d’espaces de transit, d’espaces inhabités. Marc Augé appelle ça des “non-lieu” caractéristiques de la “sur-modernité” et ici intrinsèquement liés à la mondialisation : containers, parcs éoliens fouettés par les eaux glaciales des mers nordiques, ports francs, trains de frets, pistes d'atterrissages… Des espaces traversés par des flux de marchandises, de personnes, d’énergie, dans un mouvement perpétuel qui tranche avec le deuxième type d’espace qui domine le film : les endroits clos où on n’entre que par invitation, les résidences des ultras-riches de ce monde, qu’ils appartiennent aux vieilles puissances coloniales (la scène du club anglais avec Michael Caine) ou aux nouveaux pays émergents (la tour/villa indienne, protégée de l'animation bourdonnante de Mumbai par des murs épais, l’opéra ukrainien).


Non pas que les ultras-riches soient opposés à la mobilité : leurs yachts, leurs avions privés y veillent, les ports-francs où ils stockent leurs œuvres d’art pour échapper aux taxes (qu’ils seraient tout à fait en mesure de payer) aussi. Si le méchant russe paye en or, c’est bien parce qu’il s’agit de la monnaie d’échange internationale par excellence, celle à la mobilité la plus grande. Enfin l’invention qu’il utilise tout au long du film ne lui donne-t-elle pas accès à une forme ultime de déplacement, la mobilité temporelle ? Cependant il y a bien une forme de mobilité que nouveaux ou anciens riches ne supportent guère, celle de ceux qu’ils estiment inférieurs : Kenneth Branagh restreint la liberté de mouvement de sa femme en lui opposant un chantage injuste, celle-ci fait bien comprendre au protagoniste que malgré les vêtements, la montre, l’attirail du “riche” dont il s’est paré, la différence entre eux est toujours visible et ni le protagoniste, ni Neil ne maitrisent les codes nécessaires à l’insertion dans les espaces clos des ultra-riches, comme on le leur rappelle maintes fois.


Ils réussissent cependant à battre Sator à son propre jeu, en parvenant à maîtriser cette mobilité temporelle et à la retourner contre lui. De là à dire qu’il s’agit d’un film marxiste qui incite la plèbe à se saisir des moyens de productions pour battre les riches avec leurs propres armes... Ce serait surinterpréter Nolan, pas connu pour son gauchisme foudroyant ( on se rappelle des sous-entendus sécuritaires de sa trilogie Dark Knight), même si la maxime finale sur le fait de sauver le monde sans que personne ne le sache s'applique plus aux travailleurs et travailleuses anonymes qui s’assurent du fonctionnement du commerce mondialisé, qu’aux riches milliardaires qui sont dans la lumière et en retirent les profits.


Quelles que soient les intentions de Nolan, il va sans dire qu’il porte un intérêt véritable et rare à l’idée de la mondialisation et des espaces qu’elle crée ou détruit (la ville russe effondrée en même temps que l’URSS) ce qui ajoute un autre angle de lecture intéressant à un film résolument divertissant, qui se bonifiera sans doute avec des visionnages successifs.

cielombre
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le 29 août 2020

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