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Comme pourrait le dire Johann Chapoutot dans ses travaux sur le nazisme, le capitalisme c’est en quelque sorte la poursuite du nazisme par d’autres moyens.


Tout commence par un mélange entre le présent et le passé. Laszlo Toth, architecte juif hongrois du Bauhaus, incarné par un Adrian Brody brillant, émerge d’un wagon ou d’un conteneur rance et lugubre, passe par un centre ou l’on tri les arrivants. Si rien n’est dit, notre imaginaire parle : nous pourrions être dans un camp de concentration. Pas à un moment on apprend l’histoire du personnage. Mais on la connaît déjà. Et voilà que pourtant nous ne sommes en réalité qu’à New York, sur Ellis Island. Ainsi, le film superpose cette histoire à celle des migrants américains. Elle est la prolongation du fascisme, de la xénophobie, des camps.


D’un camp l’autre. On le comprend lorsque l’on aperçoit la Statue de la Liberté mais celle ci est filmée à l’envers et tangue au gré du bateau qui la longue. Le rêve américain a aussi son revers. On y trouve donc un écho particulièrement contemporain à l’heure du trumpisme qui est l’incarnation même de cette idée. 


On est un peu dans Il était une fois en Amérique, une fresque sur 30 ans sur le rêve américain mais un rêve pourri, corrompu. Un conte de fée qui n’en est pas un. D’ailleurs le film utilise le même ressort narratif, le viol, pour montrer le rêve devenu cauchemar.


C’est toute la thèse du film qui oscille entre ces deux états : le rêve et la réalité, comme l’architecte Toth prend de l’héroïne pour s’échapper du réel ou de la mort réminiscente. L’architecte trouve ainsi un salut hasardeux, typique du rêve américain dans un notable de sa petite ville. Van Buren, riche entrepreneur qui règne sur la ville depuis son château européen. L’homme est excentrique, parfois profond mais très étrange, quand il n’est pas raciste et brutal. Il peut vous couronner ou vous défaire aussi facilement qu’il dégaine son portefeuille. Il est préoccupé par sa réputation et ses affaires. Plus que par la mort d’ouvriers sur son chantier. Il incarne donc le capitaine d’industrie paternaliste mais est un personnage aussi fascinant qu’imprévisible, au charisme indéniable, celui de Guy Pearce. D’ailleurs les personnages dans leur ensemble sont ambigus, ambivalents, complexes, toujours avec un revers à leur médaille comme le frère de Laszlo, naturalisé américain mais jaloux et qui rejette l’architecte, comme l’intrigue du film.


Sans cesse l’architecte est ramenée à sa condition d’étranger et de juif. Il perd plusieurs fois son travail et la confiance de son mécène, se bat pour revenir après avoir touché les bas fonds de l’Amerique. On vous tolère lui dit le fils de son riche mécène qui a aussi des vues prédatrices sur la nièce hongroise qui vient de les rejoindre. On plaint son oisiveté propre à son espèce qui ne manquerait pourtant pas de talent. Son comparse afro-américain (Isaach de Bankolé) est ignoré, insulté. Dans le monde bourgeois protestant de Pennsylvanie c’est normal. Pourtant un avocat de la famille rappelle que lui aussi est juif. Mais sans accent. Et riche. Il peut donc faire partie du club. 


Tout ceci est traduit par le sujet même du film : l’architecture. Toth se voir proposer de réaliser un projet mégalomaniaque pour son mécène qui le voit comme un mausolée à la mémoire de sa mère et de sa famille là où Toth se veut dans la réminiscence de l’enfer des camps. Son architecture brutaliste, belle et froide, est la traduction de cette pensée, si ce n’est qu’elle s’octroie la lumière. Mais le projet ressemble à une immense chambre à gaz, massive, juchée sur une colline comme un château moderne. 


Cette architecture brute et symboliste se traduit par la mise en scène qui mélange archives, style documentaire et ampleur des paysages et des panoramas. La scène où Van Buren et Toth se retrouvent à Carrare pour choisir du marbre pour le bâtiment. Métaphore de l’art, matière noble s’il en est mais froide et même glaciale, parfaitement brutaliste. On comprend la fascination du mécène pour son artiste, un homme très terre à terre, un peu brutal, sans imagination. C’est un peu alors Mort à Venise (on finit d’ailleurs par arriver dans cette ville). Toutefois, Van Buren salit son rêve, violant Toth, ivre, au fond d’une galerie froide, poisseuse, très réminiscente des sévices des camps. Il se pense, plus encore, intouchable, immarcessible. On comprend alors que son intérêt pour l’architecture était intéressé tandis que Toth est meurtri comme les camps l’ont meurtri.


Mais voilà le film est aussi un film de résilience, à l’image de Erzebeth, la femme de Laszlo, qui a finit par le rejoindre, handicapée par les séquelles des camps. Elle se bat, défend son époux, sa nièce orpheline, contre tout. Elle ose confronter les bourreaux de son époux dans une scène très forte où elle fait littéralement face au patriarchat et où personne ne la croit. Felicity Jones est parfaite dans ce rôle alors qu’elle n’apparaît qu’à la moitié de ce très long film. Même si les personnages échouent en partie, le film étant une succession d’intrigues avortées, même l’exil en Israël un temps envisagé par les protagonistes apparaît comme le même rêve déçu. Reste l’œuvre. L’éternité d’un lieu, d’un temple, d’un mausolée.


À la fin l’œuvre de l’architecte perdure. Par delà les difficultés. Le vieil architecte, infirme, est présent à une rétrospective de son œuvre. On comprend qu’il a eu le dernier mot sur ses projets et que l’extravagante fondation Van Buren est une figuration des camps de concentration et non un mausolée à la mémoire de la mère du mécène, disparu depuis son infâme crime sur Toth et sa dénonciation par Erzebeth, comme avalé par sa mégalomanie et son vice. 

Tom_Ab
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le 20 oct. 2025

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