[Mouchoir #4]


Ça m’étonne moi-même, mais je crois que j’ai un faible pour l’esthétique clipesque au cinéma, et pour celleux qui viennent de la pub par extension (Jonathan Glazer, Ridley et Tony Scott [surtout ses Prédateurs (1997)], pour ne citer qu’eux), sans pour autant me voiler la face sur les différences de produits : un film n’est ni un clip, ni une pub, et s’iels tendent à se confondre, c’est peut-être parce qu’on se pose de moins en moins la question de leurs spécificités respectives, trop concentré sur les facilités que de tels mélanges apportent — l’interlude musical façon clip au cinéma endort l’esprit du public au profit de la contemplation de belles images, l’aspect cinématographique dans une pub permet de rendre plus attirant le produit à vendre, etc. Les facilités sont à combattre. Leur préférer un terme un peu différent : les possibilités. Pour déplacer le problème, le voir autrement. Le clip et la pub au cinéma s’apparentent selon moi plutôt à une bactérie, à un corps étranger qui force le génome cinématographique à muter, à s’adapter pour résister, tout en intégrant le problème. Ce qu’il y a d’attirant, c’est que la symbiose permet de déployer un nouveau terrain d'expérimentations : de voir comment le produit obtenu peut tout de même garder son aspect cinématographique, son sens de cinéma.


Le premier film de Tarsem Singh, The Cell, appartient à ce petit clan de propositions. On n’est pas très loin de l’onirique aqueux de Femme fatale (2002) de De Palma, de son esthétique de la grossièreté qui ne manque pas de lourdeurs, et pas forcément dans le mauvais sens du terme. Mais il y a aussi quelque chose de l’essence de la série B, selon une définition que j’adore :



« les restrictions budgétaires engendrèrent une radicale et stimulante esthétique de série B, où les éléments fictionnels privés de leur chair dévoilaient bien leur nature abstraite. […] Dans les styles les plus minimalistes, l’universalité des images se réduit à une essence : une idée, un code, un plan. »



Pierre Berthomieu, « L’abstraction hollywoodienne », Hollywood classique. Le Temps des géants, Paris, Rouge profond, 2009, p. 451.



Même si The Cell n’a pas le budget de la série B, son récit onirique lui pose un problème similaire : pour rendre vivant son monde, lui rendre sa chair, il se tourne vers abstraction : le hors-champ, le minimalisme, le symbolisme, l'ellipse, etc. ; tout ce qui permet d’induire plus avec moins, de manier du condensé. C’est pour ça que l'amateur de série B se trouve ici dans son élément et que Singh a recours à cette esthétique, car ces figures de condensation sont au cœur de l'interprétation des rêves freudienne que le récit travaille.


Malheureusement, c’est là que réside son point faible, dans un scénario qui s'appuie trop sur cette théorie psychologique, qui l’applique pour ainsi dire (la fin est bâclée en ce sens), en manquant parfois de jouer avec elle, de proposer un autre horizon — la partie enquête du récit étant clairement subordonnée à celle latente, inconsciente. Comme s'il s'agissait d'un film surréaliste, mais qui se prenait un peu trop au sérieux. Malgré toutes ces réticences, là où le film de Singh nous tient tout de même en haleine, c’est lorsqu’il réussit le pari de la cohérence artistique (Eiko Ishioka aux costumes rappelant son travail sur Bram Stoker's Dracula (1992) de Coppola, et Tom Foden, chef déco des Prédateurs justement, comme quoi il n’y a pas de hasard dans les impressions). Car même si son baroque symboliste ne me parle pas toujours, ce fourmillement d'idées, de propositions-fusions cinéma-clipesque ne nous perd jamais, déploie une cartographie mentale et cinématographique où jamais je ne me dis « Mais qu'est-ce que je regarde, je comprends plus rien des règles de ce monde. » Un pas de plus vers un nouveau monde, vers d’autres types d’images, vers des alter-films symbioses de plusieurs cellules.

SPilgrim
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le 7 mars 2022

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