Comment créer une voie d'eau en voulant éviter l'accident

Grosse panique à bord après l'échec cuisant du premier épisode. Pour essayer de ramener le public dans les salles pour ce second opus, le film a été fortement remanié : reshoot et remontage en pagaille (avec l'appel au secours de Tsui Hark qui venait de cartonner avec La bataille de la montagne du tigre ). Le but est clair et un brin cynique : rendre le produit plus conforme au goût des chinois "Mainland" avec un gros lissage pour ne pas dire formatage.
Le premier gros tiers en devient totalement surréaliste puisqu'il s'agit pour ainsi dire d'une version revue et corrigée de l'intégralité du premier film. 40-50 minutes improbables qui nous présentent les personnages tel qu'ils étaient à la fin du premier épisode mais accompagnés d'un nombre incalculables de flash-backs qui expliquent les événements du premier soit en rajoutant des péripéties inédites soit en versant dans le révisionnisme pur et simple ! Un peu comme l'introduction d'Evil Dead II qui évoque des faits alternatifs.
Si mes comparses de visionnage ont trouvé l'exercice très intéressant en éclairant sous un nouveau jours la motivation des différents héros, j'ai pour ma part été assez agacé par ce nouveau regard qui affaiblit régulièrement la psychologie. Par exemple à la fin du premier épisode, Zhang Ziyi, contrainte de se prostituée, préfère abandonner l'appartement qu'elle louait plutôt que de mettre mal à l'aise sa propriétaire qui commençait à subir les reproches des voisines de devoir vivre à côté de cette dépravée. Dans la seconde version, Zhang Ziyi est tout simplement fichue à la porte par celle-ci. Ca rend leur relation beaucoup plus banale et sans relief. De plus ces nouveaux rapport sont contredits par le dernier acte du film quand elles se retrouvent sur le bateau, ravies et chaleureuses. Et ce n'est pas un cas isolé.


Ce type de modifications n'est pas anodin : il faut créer du pathos car il faut croire que le public chinois aime le mélo qui tâche. Ainsi il me semble qu'à l'origine les différents personnages restaient dignes dans l'adversité et évitaient toute effusions lacrymales tandis qu'ici ils semblent être contraints de devoir pleurer toutes les deux scènes de manière vraiment arbitraire. Le comble est atteint avec la sous-intrigue de Takeshi Kaneshiro dont le frère est devenu un communiste voulant œuvrer pour l'unification entre Taïwan et la Chine. On se coltine donc de la bonne propagande sans subtilité ainsi que du chantage émotionnel avec leur maman sombrant dans la folie à cause du choc de l'annonce du départ du jeune fiston pour Shanghai. Et rebelote à la fin, on comprend pas pourquoi elle est de nouveau "normale" sans explication. Un nouveau personnage est également introduit (la fiancée promise au médecin) qui aurait mérité pour le coup d'être encore plus développée car là encore, on ne comprend plus rien à son rôle sur la fin tout en parvenant à être touchante.
Avec ce travail de réécriture, certaines scènes en deviennent presque gênantes (les retrouvailles entre les deux frères devant l'université) tandis qu'il faut reconnaître que certaines sont plus inspirées comme Zhang Ziyi donnant son corps en échange de la promesse d'un billet de bateau. Peut-être d'ailleurs la scène la plus crue jamais filmée par John Woo avec une ironie cinglante où la position de l'acte sexuelle lui donne une vue sur le navire à quai. Le rajout avec l'écharpe est également une bonne idée et permet de rééquilibrer la relation entre Kaneshiro et l'épouse de l'officier (qui disparaît presque totalement par la suite du récit).


Cette narration a aussi un autre problème indirecte : celui de faire disparaître l'unité de la réalisation. Avec ces flash-backs incessants et ces nombreuses coupes pour resserrer le récit, on perd la réalisation de John Woo, celui du ballet gracieux entre les visages, captés en longs plans. Dans la partie II, tout est souvent morcelée, fragmentée et la réalisation en parait de la sorte impersonnel et indolore. Cette fois, il est plus dur de retrouver la patte John Woo et on pourrait dire que The crossing - Part II est un film de son monteur David Wu.


Cependant il faut admettre que le travail a été payant au niveau du rythme pur et que le film semble beaucoup (mais alors beaucoup) moins long que la première partie qui est pourtant à peine plus court. Il faut dire aussi, et heureusement, qu'une fois à bord, tout rentre dans l'ordre avec une narration cohérente et chronologique où la fluidité de John Woo revient à l'ordre du jour et que les personnages existent en chair et os. Woo n'a pas la maestria de James Cameron et son Titanic mais il livre un naufrage prenant et palpitant qui surprend par son refus d'en rajouter dans le spectaculaire et de faire durer la séquence. Tout va très vite avec un sentiment d'inéluctable qui rend les victimes encore plus impuissantes et justifie la panique une fois que les naufragés se retrouvent à devoir lutter à la surface de l'eau. Il y a des plans incroyable voire tétanisant où toute candeur et sentimentalisme "wooin" ont disparu


La petite fille prisonnière derrière une vitre tandis que le navire s'enfonce dans l'obscurité. :shock:
Il y a juste les retrouvailles dans "l'au-delà" entre le médecin et son épouse japonaise qui baigne dans une lumière vraiment kitsch même si on devine là aussi des reshoots bien violents


Au final The crossing - Part II est une curieuse expérience, presque un cas d'école, qui gomme les maladresses et errements de la première partie pour mieux en créer d'autres avec un monstre fascinant et irritant, certes autrement plus efficace mais qui dénature l'approche purement cinématographique de son auteur et l'aseptise... avant de rebondir avec panache durant la deuxième moitié... et de boiter de plus belle dans un épilogue précipité mais qui confirme la dimension féministe du récit ("l'avenir du pays, ce sont elles").


J'espère qu'un jour, on redécouvrira comme pour Hard Target, une copie du premier montage. Par contre, et contrairement à Red Cliff, je pense que pour le coup un remontage de 2h40 - 3h des deux épisodes pourrait grandement améliorer ce dytique dont je garde quoiqu'il en soit un bon ressenti général et dont de nombreuses séquences/plans me restent en tête.
Je regrette surtout que ça risque de condamner John Woo a retourner aux seuls films d'action. Les premières images de son nouveau film Manhunt ont l'air alléchantes et les extraits présentés à Cannes ont parait-il enthousiasmé le public... mais ça me parait réellement une régression pour le cinéaste, désormais prisonnier d'un genre qu'il avait justement redéfini.

anthonyplu
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le 5 juil. 2017

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