Incroyable phénomène qu’est celui de la résurrection du film The Room de Tommy Wiseau, sorti initialement en 2003. Pour ceux qui sont passés à côté de ce monument du cinéma moderne, il s’agit d’un film dont la charge mégalomane, misogyne, techniquement bancale et de prime stupide en ont fait l’une des œuvres les plus décriées de l’histoire récente du cinéma hollywoodien. Plus encore, c’est la personnalité excentrique de son créateur, Tommy Wiseau qui contribue encore plus à l’aura de son bébé. Celui qui fût traîné dans la boue par la presse et le monde du cinéma a désormais droit à son quart d’heure de gloire. Par le prisme de l’étiquette « nanar », de cette appellation qui redonne la vie aux plus infâmes films, The Room s’est retrouvé « sauvé » par des cinéphiles passionnés, de ceux qui aiment partager une pellicule de mauvais goût et de plaisir coupable dans un contexte de projection collective. The Room a pour lui qu’il fonctionne presque uniquement dans les soirées nanars ou les séances de minuit jubilatoires, le regarder seul devenant très vite une épreuve de malaise palpable. Très rapidement, le film de Tommy Wiseau a ainsi été élevé au rang de classique du mauvais film, s’inscrivant au panthéon du cinéma hollywoodien dans ce que l’industrie peut produire de plus consternant. The Room est devenu l’alpha moderne du film à voir absolument. En témoigne la popularité folle du film lors de sa présentation récente au Grand Rex pour deux soirées salle comble dans une ambiance jouissive et indescriptible, en présence même de Tommy Wiseau et de son acteur Greg Sestero. On soulignera l’explication éhontée de Tommy Wiseau qui essaie tant bien que mal de faire croire qu’il avait prédit son coup de faire rire avec son film, reniant totalement la démarche explicite sérieuse et vengeresse (envers une ex-copine, il semblerait) de son œuvre. Cet intéressant retournement de situation soulève la question légitime quant à savoir si The Room aurait eu le même impact s’il avait été annoncé comme une comédie. Mais il s’agit là d’un autre débat.


Pour le grand public, The Room est donc un obscur objet cinématographique, de ceux dont on n’entend pas parler et dont personne ne cherche vraiment à s’en accommoder. Mais pour les cinéphiles curieux, il s’agit désormais d’un passage obligatoire. A l’instar de Citizen Kane qui est désormais un incontournable pour tout cinéphile revendiqué, il faut également passer par son versant extrême à savoir ce qui se fait de pire en termes de cinéma et en cela, The Room de Tommy Wiseau correspond parfaitement au modèle de mauvais film, doté tout de même d’un budget de plus de cinq millions de dollars. Acteurs à côté de la plaque, photographie absente, montage bourré de faux-raccords, scénario à l’eau de rose, tout y est pour que The Room soit le plus remarquable des mauvais films. Il ne fallait pas moins que James Franco et ses larrons habituels pour en tirer une fable anticonformiste, dotée de l’humour pince-sans rire qu’on leur connaît, surtout à l’égard l’industrie du spectacle hollywoodien (C’est la fin, L’Interview qui tue). Avec ce récit sur cet incroyable mégalomane qui tente par tous les moyens d’exister à la face du monde, James Franco aurait pu en tirer un incroyable biopic sur une amitié destructrice et un amour inconditionnel du cinéma. Malheureusement si The Disaster Artist est un biopic de bonne facture, le potentiel de cette histoire hors-norme n’est jamais exploité à fond. Pire encore, il semble totalement dénaturé de son cynisme et James Franco utilise à mauvais escient la personnalité controversée de Tommy Wiseau, désormais devenu une vulgaire bête de foire (cf. la cérémonie des Golden Globes 2018).


En étant devant et derrière la caméra, James Franco incarne autant la mégalomanie du personnage qu’il interprète. Il est de tous les plans et se pose comme une créature que l’on suit avec fascination, insaisissable et mystérieuse qui provoque l’hilarité chez ceux qui ne le connaisse pas. Seul maître à bord avec son frère Dave -qui incarne Greg Sestero- il arrive un point où les frères Franco avalent tellement la pellicule que l’on se demande si The Disaster Artist n’est pas juste une réunion de familles et de potes (Seth Rogen, Josh Hutcherson, Alison Brie, Christopher Mintz-Plasse, et tant d’autres caméos) trop occupés à s’envoyer des private jokes, dont le grand public se sentira forcément rejeté. Qui plus est quand il s’agit d'évoquer la pratique de visionnage du nanar, qui n’est jamais qu'explicitée dans le film à travers la séquence finale où la première publique de The Room tourne au lynchage moqueur. C’est en cela le problème de The Disaster Artist qui ne cherche pas à comprendre la culture nanar, pire encore la réduit à un cercle de moqueurs insolents dont le seul plaisir est de rire grassement de l’échec des films visionnés, une sorte de Dîner de Cons du cinéma bis. Les amateurs de Nanarland savent qu’il serait dommage de réduire cette pratique à ce simple postulat tant cette culture est bien plus large et intéressante que le seul aspect hilarité générale et vulgarités balancées à la volée. James Franco aurait pu faire de The Disaster Artist un portrait acide des rouages d’Hollywood et de l’insaisissable Tommy Wiseau. Malheureusement, à trop rester terre-à-terre sur son sujet, James Franco traite surtout de la difficile genèse des films. A l’issue du visionnage, on se dit que The Disaster Artist nous dit juste qu’Hollywood est difficile mais qu’il faut croire en ses rêves. C’est aussi naïf que ça et ça ne méritait pas tant d’éloges de la part des cérémonies de récompenses (Coquille d’Or au Festival de San Sebastien, Meilleur Acteur pour James Franco aux Golden Globes, nomination à l’Oscar du Meilleur Scénario adapté, etc.).


A ce stade, on pourrait se dire que The Disaster Artist est une épreuve de visionnage et qu’il est presque aussi raté que le film dont il fait le portrait. Mais il faut reconnaître à James Franco d’avoir senti les qualités hallucinantes d’un tel récit et qu’il s’en donne à cœur joie dans cette adaptation, suffisamment en tout cas pour que la magie opère. En décidant de traiter avant tout la bromance entre Greg Sestero et Tommy Wiseau, les scénaristes Scott Neustadter et Michael H. Weber (500 jours ensemble, The Spectacular Now) montrent davantage comment la relation d’amour toxique entre ces deux personnes a eu un impact sur la genèse de The Room. Et en soi, c’est cette interaction qui est le cœur du film et permet de comprendre les mécanismes de ce tournage chaotique. Un tel sujet pourrait presque être traité sous la forme d’un thriller psychologique. Mais ce qui fonctionne particulièrement au sein de ce récit, c’est qu’outre faire de l’œil aux nombrils d’Hollywood, The Disaster Artist montre la création d’un film dans sa forme la plus sincère. Plus cinéphile qu’il n’en a l’air, Tommy Wiseau était juste un gars qui voulait faire un film pour exister aux yeux du monde. Aussi dépourvu de talent soit-il, il avait une ambition sans mesure pour créer ce qui avait de l’importance à ces yeux. C’est prétentieux et bancal mais c’est sans doute ce qu’il y a de plus franc et honorable dans sa démarche. En ce sens, Tommy Wiseau est à rapprocher d’un Ed Wood des temps modernes. A ce propos, il convient de reconnaître que James Franco est impérial en Tommy Wiseau, avec son accoutrement venu d’une autre planète, son comportement lunaire, son rire atypique et ses phrases d’une sagesse surprenante. Il est incontestablement l’attraction du film. Finalement ce que nous apprend The Disaster Artist et le livre dont il est l’adaptation, c’est que Tommy Wiseau a réussi son coup initial et qu’après des années d’ingratitude, il trouve la reconnaissance de la profession, même si ce n’est pas pour les raisons qu’il aurait espéré. Suffisamment divertissant et inoffensif pour valoir le coup d’œil, le film de James Franco reste entaché par sa propre mégalomanie et l’adaptation discutable du livre de Greg Sestero qui l’empêche de trouver le même écho qu’un autre grand film sur un mauvais réalisateur, le Ed Wood de Tim Burton qui était le portrait touchant et sincère d’un cinéphile par un autre cinéphile. Visionner The Room suivi de The Disaster Artist pourra néanmoins s’avérer être une excellente soirée cinéma pour comprendre le phénomène Tommy Wiseau, et la stupéfiante success story qui en découle.

Softon
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le 4 mars 2018

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Kévin List

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