The End of Evangelion
7.8
The End of Evangelion

Long-métrage d'animation de Hideaki Anno et Kazuya Tsurumaki (1997)

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♫ Because of that it's killing me inside ♫

Paul Valéry disait :

Les hommes se distinguent par ce qu'ils montrent et se ressemblent par ce qu'ils cachent.

Le cycle Evangelion constitue l'une des oeuvres les plus singulières qui soient. Elle est inclassable, intouchable, inégalable, un véritable OVNI dans l'univers de l'animation japonaise et de la fiction en général. Elle aura marqué (traumatisé pour certains) des générations de spectateurs par sa beauté brûlante et sa violence inouïe, mais également par ses innombrables thèmes de réflexion sur la nature de l'Homme et les vertiges de l'existence. Plus encore que la série, The End of Evangelion nous transperce émotionnellement, nous viole psychologiquement, nous assomme parfois à grand coup de miroir dans la face, et ce jusqu'à la nausée, jusqu'à l'écoeurement le plus profond. Après avoir visionné un tel film, tout ce qui pouvait faire le charme de notre quotidien, y compris nous-même, semble fade, vidé de sa substance, presque dénué d'intérêt, au moins pour quelque temps. Le temps de prendre du recul, de retrouver si possible cette sensibilité et cette énergie passées, comme après le deuil, mais le deuil de quoi au juste ? Sans doute celui de cette bulle d'illusions rassurantes que nous nous fabriquons instinctivement pour amortir les chocs de la vie, et continuer à avancer sans prêter attention à des vérités trop douloureuses. Cette bulle que The End of Evangelion nous éclate en pleine figure, pour finalement nous retrouver à nu, à vif... A la lumière de cette prise de conscience, et pour en revenir à la citation de Paul Valéry, ce film ne va-t-il pas trop loin dans l'ostentation de ce qui nous ressemble ? Car toute la force de ce que l'on peut appeler "le projet Evangelion" réside bien là, dans cette capacité à révéler les parts dissimulées de nous-même, sans équivoque, sans tabou, et avec la manière en prime...

Techniquement, ce film est extrêmement abouti. L'animation y est flamboyante, débordante de scènes d'anthologie toutes plus effarantes les unes que les autres, des scènes qui marquent notre esprit d'un malaise parfois profond, tenace, presque visqueux. L'imagination délirante de Hideaki Anno atteint ici son paroxysme, et la mise en scène de cette apocalypse vertigineuse doit d'ores et déjà demeurer dans les annales de la fiction. Cette animation qui, soit dit en passant, permet toujours autant d'imprimer aux personnages les comportements les plus excessifs, et les plus dérangeants aussi... Ainsi, dans ce contexte de fin du monde, nos protagonistes d'adonnent-ils régulièrement à l'amoralité la plus totale, et les évènements finissent souvent dans le sang, les larmes, et même le sperme... Trois manières de souffrir... Non, vraiment, seul le support animé peut laisser l'accès à une telle débauche de sentiments...

Le scénario, de son côté, démarre sur une trame simple et concrète qui fait directement suite aux évènements de l'épisode 24 de la série, avant de se disloquer littéralement à l'image de la brisure mentale de Shinji. Shinji... qui symbolise à lui seul le conflit de l'individu contre lui-même... un corps qui veut quand la tête ne veut pas, et inversement... un être humain, aussi attachant que repoussant... l'anti-héros par excellence... On plonge avec lui dans un dédale de souvenirs douloureux, de pensées et de réflexions, dans lequel les notions de temps, d'espace, de rêve et de réalité ne sont plus discernables. On est perdu, malmené, violé dans notre intimité consciente et inconsciente, dans une succession de tableaux déroutants, malaisants, déchirants pour certains, une véritable opération à coeur ouvert mais sans anesthésie ! Et que dire de cette conclusion sortie de nulle part, aux allures d'impasse et de fatalité existentielles, et aux multiples interprétations possibles ? Est-elle heureuse ou pessimiste ? Est-elle physique ou psychologique ? Peut-on réécrire l'humanité ? Peut-on seulement se réécrire soi-même ? Là encore, on reste sur le carreau...

Mais ce voyage à la fois sidéral et sidérant n'aurait pas la même aura sans une trame musicale digne de ce nom. Après l'expérience de l'épisode 22 de la série, Hideaki Anno nous prouve une fois de plus que la musique baroque y est du plus bel effet : que ce soit l'"Aria" accompagnant le combat épique d'Asuka, ou le "Jesu, Joy of Man's Desiring" guidant le soliloque bouleversant de Shinji et ce brusque retour au monde réel, J.-S. Bach nous tue encore un peu plus... Quant à la chanson "Come, Sweet Death", elle réussi l'exploit improbable d'être à la fois parfaitement adaptée et incongrue à la situation ! La bande originale est éclatante dans son ensemble, et ajoute encore un peu plus à la beauté douloureuse de ce film.

Au final, comment noter une oeuvre pareille ? Velléités et hésitations m'ont finalement amené à laisser la balance pencher en faveur de l'objectivité, car il faut bien admettre que ce film reste incroyable malgré la torture intérieure qu'il peut susciter. Mais en réalité, j'ai noté à contre-coeur, j'ai noté quelque chose de dégoûtant... J'ai noté le fruit de la vengeance personnelle d'un réalisateur envers un public haineux et déçu de la conclusion plus psychanalytique mais plus optimiste de la série... ces épisodes 25 et 26 qui n'auraient certainement pas eu la même saveur que le film qui leur sert de palimpseste si le budget avait été au rendez-vous ! Par ailleurs, en rédigeant cette critique, je me suis rendu compte que je posais plus de questions que je n'apportais de réponses, à l'image de l'oeuvre elle-même en somme... Mais après tout, qui pourrait bien prétendre au statut d'exégète autoproclamé de ce monument démesuré, dont le créateur même refuse de donner une interprétation officielle ? On peut naturellement penser que ce refus de nous fournir une explication claire relève d'une volonté toute justifiée de ne pas démystifier la chose, mais on pourrait croire également que Anno n'a sans doute pas saisi lui-même la portée absolue de ce dont il a accouché, telle l'invention qui échappe au contrôle du scientifique inconscient... Cette dernière comparaison m'amène à penser que j'ai aussi noté l'oeuvre d'un réalisateur qui pourrait bien avoir négligé les potentiels dommages collatéraux de sa riposte filmique, à savoir le traumatisme de spectateurs (parfois très jeunes) qui, frustrés ou non par l'épilogue de la série, n'ont jamais eu l'intention ou même la présence d'esprit d'aller chercher des poux dans la tête de Anno ! Et si je devais finalement apporter une réponse à ma problématique initiale, je dirais "oui". Oui, il est allé trop loin, beaucoup trop loin, beaucoup trop bien...

Une dernière chose importante va me permettre de clôturer ce texte comme je l'ai commencé, par une citation de Paul Valéry :

Souffrir, c'est accorder à quelque-chose une attention suprême.

Là-dessus, je ne peux m'empêcher d'émettre une mise en garde... En effet, au visionnage de The End of Evangelion s'ensuit presque systématiquement un besoin irrépressible d'obtenir des réponses aux 10 000 questions laissées en suspens par le film. Ces recherches effrénées, qui peuvent durer longtemps, n'apporteront pas forcément les informations attendues, et ne feront souvent qu'entretenir l'expérience déjà éprouvante du visionnage. En affirmant ceci, je m'adresse surtout aux plus émotifs d'entre nous car non, nous n'avons pas tous la sensibilité d'un cailloux, et je sais de vécu que cette "attention suprême" est capable de nous faire passer de la brûlure à l'immolation... Alors au nom de mon caractère altruiste et protecteur, et au risque de passer pour une mère inquiète, j'encourage donc à la plus grande prudence !

AlekD
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le 29 juil. 2022

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