The Fabelmans, dernier film en date de Steven Spielberg et incontestablement l’un de ses plus beaux, débute dans un cinéma du New Jersey en 1952. Il s’agit de la projection de The Greatest Show on Earth (1952) de Cecil B. DeMille, toute première expérience filmique et en salle pour le jeune Sammy Fabelman (alter ego du jeune Spielberg). Dans une des scènes, un train percute violemment en pleine nuit une automobile, avec à son bord un passager. Le choc immense est double : la salle est secouée, le gamin a les yeux écarquillés. Le regard, moteur chez Spielberg, est peut-être ici à son apothéose. C’est la secousse primitive. L’image clé. Le train du film de Cecil B. DeMille, c’est aussi celui qui retranche la révolution dans Le Train Mongol (1929) d’Ilya Trauberg, celui lancé à pleine vitesse dans The General (1926) de Buster Keaton, ou celui qui fend la profondeur de champ dans L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat (1896) des frères Lumière. Le chemin est clair : des premières fondations du cinéma à l'éblouissement primaire. Des décennies concentrées en un regard. Le train fonce ! C’est ça le cinéma, la cinéphilie. A la suite de cette projection, muni de sa première caméra Super 8 et d’un train miniature, le jeune Sammy remobilisera l’image – l’accident entre la locomotive et la voiture. Le train finira alors sa route dans une chambre d'enfant, projeté sur le mur du sellier.

L’un des moteurs principaux de The Fabelmans est cette importance de l’image et ses pouvoirs aux multiples facettes : canalisatrice, révélatrice, exorcisant ou mystificatrice. Canalisatrice d’abord, comme pour remettre de l’ordre dans la tête de Sammy, encore chamboulé par la magie de cet accident saisi sur pellicule. En réadaptant maintes fois la scène, armé de sa Super 8, son train miniature et de sa chambre comme grand studio de cinéma, l’image traduit la collision de toutes les émotions. Comment saisir la fascination mystérieuse éprouvée face à cette scène ? La refaire. Des années plus tard : « What kind of movie are we gonna make ? » lance un camarade de colonie de vacances à Sammy, en pleine projection de L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford. Refaire. Refaire pour comprendre. Refaire pour apprendre. Refaire pour l’amour du cinéma. Quelques jours plus tard : le désert, une calèche, un gamin grimé à la façon du truand Liberty Valence, et Sammy accompagné de sa caméra. L’équation est simple et permet d’ouvrir un nouveau champ : celui de la création. A partir de là, le jeune Sammy tourne et tourne. Plutôt que la maladie, c’est un véritable jeu d’enfant.

L’image est aussi révélatrice car elle scrute la réalité. Plus que le simple regard, elle permet de rejouer, ralentir, décortiquer un instant fugace du quotidien. Un geste minime. Une émotion. L’image et ses secrets aux quatre coins de la toile : Blow Up (1966) d’Antonioni, Blow Out (1981) de Brian De Palma ou Sans Soleil (1983) de Chris Marker et le vrai regard d’une femme sur un marché Cap-Verdien « qui a duré 1/25ème de seconde. Le temps d’une image ». Alors qu’il monte son film de vacances en famille, Sammy découvre sur l'écran un étrange rapprochement entre sa mère et l’oncle Bennie, ami proche du père. Rapidement, l’adolescent comprend ce qu’il en est. Subitement, les images autrefois anodines d’une telle complicité deviennent dorénavant chargées d’une vérité. Une liaison invisible devient visible. Un secret retranché devient percé au grand jour. Sammy lève les yeux comme s’il regardait avec inquiétude quelqu’un. Apparition du père, assis sur le canapé et bercé par les notes au piano du Concerto en ré mineur BWV 974 II. Adagio de Jean-Sébastien Bach repris par la mère, Mitzi. La mise en scène et le montage du film créent une illusion : bien que séparés spatialement, les trois personnages sont comme rassemblés dans une même pièce. Le secret, pourtant détenu que par Sammy et la pellicule, convoque toute la confiance d’une famille. En l’instant de quelques secondes, ce sont les fondations qui tremblent. Plus jamais les images ne seront les mêmes. Plus jamais la réalité ne sera la même.

Dans la même lignée que l’image canalisatrice qui permettait de remettre un peu d’ordre, l’image exorcisant traduit une hantise et remobilise les zones d’ombre. L’image de la relation entre Mitzi et l’oncle Bennie s’expose dans The Fabelmans à travers trois régimes : la révélation donc, exprimée lors du montage. La canalisation, ou du moins une confrontation, lorsque Sammy invite sa mère à visionner les images des vacances familiales (l’image révélatrice), seule dans le cocon du sellier – le lieu des images primitives. Enfin, un régime d’exorcisme lorsque Sammy remobilise cet évènement au profit de ses films. Plus qu’un événement d’ailleurs, c’est une véritable idée qui en découle : la trahison d’une confiance. Lors du tournage du court-métrage Escape to Nowhere (véritable film de Spielberg sorti en 1966 et repris ici dans The Fabelmans), film de guerre fictionnellement situé dans l’Est de l’Afrique et opposant l’on suppose soldats américains et nazis, Sammy Fabelman prépare avec son comédien la dernière scène du film. Un sergent est l’unique rescapé de cette bataille. Tout son bataillon est décimé. Un homme seul au monde. Pour Sammy, ce moment suspendu doit laisser place aux remords : si le bataillon entier fût fusillé, c’est qu’un ordre fût donné. Cet ordre vers la mort, il vient du sergent rescapé. Envoyer son clan, sa famille vers la mort, ou le signe d’une impardonnable trahison. La confiance en est réduite à l’état de poussière, comme dans laquelle le sergent errera en sanglot. L’idée vient à l’image. Si l’on aura compris que ce sergent, c’est la mère, le plus important est ailleurs : un fils tourmenté qui construit sa scène avec rage et conscience.

D’autres possibilités de l’image sont à l’œuvre dans The Fabelmans. Une certaine mystification par exemple, et la dissonance vertigineuse ressentie entre l’héroïsation de certains étudiants opéré par Sammy dans un « film de classe » à la plage, et la réalité de ces mêmes protagonistes : harceleurs, violents et antisémites. Peut-être une matière entre la légende et la réalité, thématique importante chez John Ford. Quoiqu’il en soit, cette dissonance créée une abyssale secousse chez les principaux intéressés. L’un d’eux balancera d’ailleurs à Sammy : « Why had you make me look like that ? » - « Pourquoi m’as-tu montré comme ça ? » avant de fondre en larmes. Sammy avouera : « I made you look like you could fly. » - « J’ai donné l’impression que tu pouvais voler ». C’est ainsi bien l’image qui restera ancrée. Elle est l’essence de The Fabelmans : de l’enfance, à l’adolescence jusqu’à même l’âge adulte. Lorsque les parents annoncent le divorce aux enfants meurtries et déchirés, Sammy s’imagine filmer la scène. De l’adaptation de la collision de The Greatest Show on Earth à celle du chaos d’une vie. Le chemin est bouclé.

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le 27 déc. 2023

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