Lorsqu’on cumule les succès public et critique au bout de plusieurs films, au point d’être cité comme une référence et de devenir une personnalité remarquée et identifiable du septième art : les espérances, les attentes et les contraintes de film en film ne font que grimper et imposent inévitablement au cinéaste de trouver le juste milieu entre renouvellement et fidélité. Tôt ou tard, on sait qu’il y aura une rechute inévitable qu’elle soit de petite ou grande ampleur, même les plus grands n’y échappent pas. Et cela a rarement été aussi vrai ici qu’avec le dernier né de Wes Anderson.


Cinéaste texan reconnaissable entre mille pour son amour de la symétrie, de la couleur pastel et de la précision du mouvement, reconnaissable pour son univers drolatique en mode pince sans rire et l’apathie apparent de ses personnages : quiconque ayant commencé sa filmographie par l’animation ou ses plus grands succès (The Grand Budapest Hôtel, Moonrise Kingdom) ou son film le moins apprécié (The Darjeeling Limited) peut facilement mettre des adjectifs pour savoir à qui il a affaire.


A cela près que même avec une personnalité très reconnaissable, Anderson n’a quasiment jamais favorisé la forme au détriment du récit et a toujours su faire la part belle des choses sans devenir son propre cliché : que ça soit avec une dystopie métaphorique avec L’île aux chiens (qui est, selon moi, l’aboutissement de sa carrière), une comédie dramatique sur fond de période d’entre deux guerres avec l’irrésistible The Grand Budapest Hôtel ou encore le très touchant conte aquatique qu’est La Vie Aquatique… mais cette série de réussite se retrouve ici entravé par ce qui est, peut-être, le premier trébuchement de Wes Anderson dans sa carrière et des limites et contre-coup qui prennent forme.


L’exposition du fameux journal français ne tarde pas à démontrer les premières tâches sur le blason du réalisateur texan : si certains se plaignent du dernier tiers trop explicatif du Last Night in Soho d’Edgar Wright sorti la même semaine, que dire que de cette présentation qui se perd rapidement entre genèse brouillonne, colorimétrie pastel certes très joli mais qui manque de distinction, personnages fonctionnelles au sein du journal et surtout une fluidité d’ensemble assez bancale ?


Pourtant le premier article du journal, servant de premier court-métrage, renoue efficacement avec les plus belles qualités du cinéma de Wes Anderson. La vie d’un artiste prisonnier ou la première séquence le montre à l’œuvre est un exemple de poésie dont le texan a le secret : filmé avec un noir et blanc simple dans le cas d’un segment en mode flash-back et cassant ce parti-pris avec quelques effusions de couleurs, sans parole, montrant un Benicio Del Toro peindre un modèle nu en la retranscrivant avec une peinture abstraite représentant sa vision du beau, établissant par la même occasion le rapport quasi-énigmatique entretenu entre la vigile et muse, Simone, jouée par Léa Seydoux, et Moses Rosenthaler.


Par ailleurs, on peut sans mal admettre que l’humour pince sans rire, ainsi que la tendresse du récit, fonctionnent sans aucun souci dans ce segment puisqu’Anderson joue à la fois avec l’image et le décor qui l’imprègne, mais aussi avec la retenue des émotions des personnages en apparence, voire leur monolithisme qu’il est capable de casser si facilement sans les trahir pour autant. En témoigne le crime de Moses qui lui vaut l’emprisonnement


(filmé hors-champ avec toujours cette musique légère contrastant avec la brutalité du geste et l’éclaboussure de sang qui redécore la vitre)


ou sa présentation (tout à fait touchante) au groupe d’art du milieu carcérale confirmant qu’au-delà de son anatomie corpulente et de sa tête de bourrue il a une réelle sensibilité en tant qu’homme. Point qui se confirme dans son rapport semi-romantique avec la gardienne Simone, et avec la réaction à chaud contre l’opportuniste Cadazio campé par un efficace Adrien Brody.


Et quand il s’agit de faire rire, un petit détail à la con géré comme il faut suffit à faire effet :


la révolte des prisonniers, d’abord montré dans une pose en courte focale lorsque Cadazio découvre la révolte sur le point d’éclater, puis celui-ci retourne dans la galerie et on lui suggère de fermer la porte à clé (effort totalement inutile mais traité avec une telle normalité qu’il prête au minimum à sourire) avant que les prisonniers n’éclatent sans aucun mal les barreaux du mur juste à côté de la porte (l’ensemble formant un élément intrus avec le mur blanc), dans la seconde qui suit.


Simple, prenant, bien exécuté et drôle même si ça n’égalise pas les meilleures pépites comiques de la carrière d’Anderson.


Et ce charme est plus opérant avec le concours d’Alexandre Desplat, fidèle à son poste chez Wes Anderson, même si sa musique est moins recherchée et fait plus fonction ici malgré la symbiose qui se maintient entre sa BO et le film.


Malheureusement, tout cela va très rapidement laisser place aux principales limites du cinéma d’Anderson quand le dialogue est davantage privilégié au mouvement et en vient à dominer l’art picturale de ses films : la plongée dans le Mai 68 lors de la révolution de la jeunesse en France va faire tous les frais des mauvais choix de l’équipe technique et de ce manque de coordination entre esthétique léché et stylisé et l’écriture qui paraît alors très négligé et échoue à communiquer des émotions et un réel propos de fond. Tout dans ce deuxième segment est un constat de situation et une préparation de ce qui est à venir, et les principales fois ou chacun a l’occasion de s’exprimer personnellement sera soit par le biais de lettre ou de message et non pas directement par le dialogue, en tout cas pas assez pour lui donner du caractère.


Tout est trop explicative, tout est trop monologué, et du coup tout est étouffé par un flux informatif qui n’accorde que trop peu de place au background ou aux émotions des divers acteurs des événements. Je mets quiconque au défi, dans le cas présent, de me dire ce qu’il a retenu de Zeffereli en dehors de son passage à la puberté et de ses débats incessants avec les autres jeunes révolutionnaires. Au-delà de ce café au jaune pastel dominant, de quelques gags visuels placé au bon moment et d’un casting engagé dans le parti-pris du cinéaste en terme de jeu, "Refonte d’un manifeste" raconte sans donner de la place à l’humain alors qu’il y a toujours une belle idée de forme pour qu’on garde notre intention posté sur l’écran (le fond noir ou roule Juliette et Zeffereli avec un beau bleu nuit éclairant leur corps hors du réel).


Le duel verbal entre la journaliste Lucinda Krementz et la révoltée française Juliette en est l’une des autres principales démonstrations de ces soucis linguistiques tant il semble ne pas savoir ou nous mener. Ça joue sur le sens des mots, ça tente de casser le monolithisme des expressions faciaux par le jeu, ça justifie le triangle amoureux dans la forme… mais à quel but ? Qu’est-ce que le journalisme a de plus à offrir si ce n’est son rôle de spectateur et de mémoire ? A quel moment devons-nous sentir que Krementz a plus à jouer dans cette révolte qu’une simple témoin des événements à rapport pour le French Dispatch ? A croire qu’Anderson a, ici, trop souvent oublié que l’image et le décor doivent avant tout être au service de la narration, des personnages et de leurs émotions, et non pas son exact opposé.


Et cela se confirme encore plus dans le troisième et dernier segment : "La salle à manger privée du commissaire" ou une enquête culinaire tourne au polar. A part la course-poursuite animé à la manière d’une BD à l’ancienne ou Wes Anderson laisse parler sa fantaisie comique et se permet des petites folies divertissantes


(le lutteur accroché à la voiture des kidnappeurs qui est éjecté une fois tandis que le conducteur s’enfuit avec le bambin, revient à la voiture et que le lutteur s’accroche de nouveau avant que la bagnole ne reparte de plus belle)


, on s’emmerde souvent… pas autant que devant cette infâmie de Venom let there Be Carnage ou que le bancal et frustrant Mourir peut attendre chez l’agent 007. Mais on est tellement accaparé par cette présentation de fait, qu’il est très difficile de trouver des échos humanistes ou d’apprécier pleinement les choix de cadre, de couleurs, de jeu de décor ou même des acteurs qui n’ont que la direction du cinéaste en tête et insuffisamment de substance pour faire vivre leur personnage.


Et en toute honnêteté, j’en ai rien à foutre de la cuisine policière et c’est pas ici que ça va changer… alors que la gestion d’un hôtel, l’héritage d’œuvre d’art ou la propagande politique semblable à un régime dictatoriale avec la mégapole de Megasaki dans les 2 précédentes œuvres du monsieur, ça retenait mon intention en réussissant à être direct et condensé sans avoir l’impression de sauter trop d’élément. Même l’apparition secouriste de ce brave Bill Murray dont le personnage fera écho à un gag d’ouverture ne suffit pas à nous redonner de l’intention pour ce court.


La fusillade en plan opposé mettant les deux camps à l’extrémité du cadre ? L’embuscade pour faire un prisonnier en un seul plan animant toute la scène ? Les tons colorimétriques variant par intermittence ?


Aussi recherché et créatif et pertinent soit les procédés narratifs employés, tout cela ne réussit pas à nous maintenir pleinement éveillé avec des rôles creux et un journaliste qui, ici, est encore plus spectateur et anecdotique que les deux précédents.


Or Wes Anderson, ce n’est pas le premier branleur venu à prendre un ton professoral avec son sujet pour que son auditoire le suive dans ses univers atypiques. Et le cinéma ça n’est pas faire la leçon au spectateur ou lui donner un cours et encore moins jouer les flyers informatives détaillés, c’est raconter avec les images, et même tricher avec elles, d’où la fameuse règle du :



Ne le dis pas, montre-nous !



Mais ici, ce qu’il a à nous dire ne propose ni un hommage ou une critique journalistique, et sa conclusion en forme de page nécrologique


vis-à-vis du rédacteur en chef du journal The French Dispatch


est à l’image du film : une présentation proprette et appliquée mais qui ne nous inspire pas de réaction et au service d’une panoplie de personnage au mieux témoin/acteur, au pire presque touriste et déconnecté des faits.


Ce dixième film confirme que si Wes Anderson est un grand conteur et grand cinéaste sur un récit de longue durée, il l’est ici bien moins avec un récit découpé en segments quasi indépendant en plus d’accuser un déséquilibre entre les efforts fournis sur la direction artistique et ceux dans une écriture étonnamment faible. Manquant de profondeur et même d'un propos solide, trop loquace pour pas grand-chose et esthétiquement travaillé mais sans l’impact visuelle qu’on en attend, The French Dispatch témoigne des limites qui semblent prendre forme pour son auteur en dépit de son casting 5 étoiles, des fulgurances réelles et de cette invention graphique indéniable mais qui ne s’accouple jamais entièrement avec le fond. Il en ressort donc un exercice de style vraiment vain, et surtout l’un des plus gros pétards mouillés de cette année 2021.

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