J’aime bien Mike Flanagan. Je l’aime bien, mais il ne m’a jamais transporté non plus, à part peut-être sur The Haunting of Hill House où le format sériel lui permettait de bien brosser ses personnages et ainsi donner plus d’impact à l’horreur. Pour le reste, on avait du sympathique mais bancal façon Hush, Bly Manor ou Dr. Sleep, et du vraiment pas terrible alla Gerald’s Game ou Ouija Origins.
Stephen King, j’en ai lu des caisses durant mon adolescence, et ai vu des dizaines d’adaptations au cinéma. Comme pour Flanagan, on alterne le chaud et le froid. Et si ses incartades hors de l’horreur fonctionnent (The Shawshank Redemption, The Green Mile, Stand by Me…), je n’y vois pas ses meilleurs récits. Hormis sa saga de La Tour Sombre, mais c’est une pièce à part dans son œuvre, un tout catalysant névroses et obsessions de l’auteur dans un récit qui transcende les barrières du genre. Bref, j’aime bien Stephen King, mais il est trop prolifique pour que je sois à jour sur tout ce qu’il peut pondre, et tout ne peut pas valoir le coup.
C’est donc dans cette optique que je suis allé en salle voir The Life of Chuck, en me disant que j’allais sans doute bien aimer, tout en ne connaissant rien d’autre de l’histoire que ce synopsis mystérieux. Et au vu de la note attribuée, vous vous douterez sans que j’ai été cueilli au dépourvu par le film. Je ne peux donc que vous conseiller à vous, lecteurs, de passer votre chemin si vous souhaitez le découvrir vierge de toutes attentes, mûrs pour être à votre tour saisi. Je vais être obligé d’en révéler la construction pour pouvoir en parler.
Vous voilà prévenu.
Car la construction à rebours des trois actes qui composent le récit n’est pas anodine. Elle n’est pas l’artifice d’un auteur qui ne saurait plus comment se renouveler et donnerait dans l’esbroufe. Elle est quintessentielle à la bonne réception de l’émotion qui parcourt cette biographie.
En nous faisant démarrer par la fin, celle de Chuck, celle du monde, et donc du monde de Chuck, King nous prédispose à la fragilité émotionnelle. Le troisième acte qui ouvre The Life of Chuck pourrait être un court-métrage à l’efficacité redoutable dans une lecture au premier degré des ultimes jours de l’humanité. L’effondrement que l’on y voit n’est que trop palpable, et le simple zapping d’actualité mettant les protagonistes face aux catastrophes naturelles qui dévastent le monde fut pour moi la première brèche. Les larmes perlent à mes yeux alors que je vois, sur ce grand écran, les mêmes images qui prennent de plus en plus de place dans notre actualité réelle : incendies, ouragans, sécheresses, séismes…
L’escalade de la violence d’une mère nourricière en rébellion contre ses enfants ingrats est factuelle, dans la diégèse comme dans la réalité. Et les conséquences sont rationnelles. Nos systèmes s’écroulent les uns après les autres, et le peu de sens que chacun pouvait donner à son existence finit d’être balayé par le funèbre fatum. Les individus se désintéressent de tout, les hôpitaux se vident graduellement de leurs travailleurs, les suicides se multiplient, et les survivants se demandent si, dans les derniers instants, il vaut mieux chasser les occasions manquées, les regrets, ou s’accrocher à ce que nous avons de proche. Une observation de l’Apocalypse sans réponse, si ce n’est ces dernières lueurs soufflées dans le ciel, alors qu’il est trop tard pour exprimer les non-dits. Un premier segment à la fois beau dans son traitement des relations au bord du gouffre, et terrifiant de par sa promiscuité à notre monde de spectateur.
De quoi préparer le terrain, mettre les cœurs à vif pour accepter le pathos de ce qui précède par la suite. Un deuxième acte qui nous révèle la vérité sur Chuck, que la maladie rongera dans le début du film en détruisant son univers mental à petit feu. Et ce n’est pas tant que l’écriture soit au cordeau, que la caméra soit virtuose, ou que les acteurs soient transcendant, mais la scène de danse centrale au récit m’a vu verser de chaudes larmes tout en parant mon visage d’un sourire benêt. Car c’est une symbiose, un concentré de mes peurs et de mes résolutions dans une dramaturgie simple mais résonnante en mon for, qui accompagne ces dix minutes éthérées. Dix minutes où Chuck, et donc moi, s’abandonne. Où il laisse de côté son quotidien, ses objectifs, ses regrets, ses pensées, et se laisse aller à un moment éphémère de pur bonheur communicatif, en ouverture à la vie et aux autres.
Sur le papier, c’est très mièvre. Et la morale façon carpe diem, c’est surfait depuis Le Cercle des Poètes Disparus, on n'a plus le droit. Ni en citation directe, ni en acronymies modernisées façon Yolo. Les leçons de vie sentencieuses, personne n’aime ça.
Et pourtant, tout bouleversé que j’étais par le troisième acte, le second m’a soufflé. J’ai été pris dans le tourbillon de cette danse, porté par la cadence de cette batterie, ému par la simplicité d’un dispositif trop souvent boudé, et qui, là, suspend le cosmos. L’humanité était là, et tous les espoirs du monde également. Ceux qui gardent le cynisme hors de la psyché, alors qu’il serait si tentant d’y céder au vu des sinistres sirènes du flux d’actualité (listées de manière non exhaustive ici). Car si l’on se sait condamné, que l’on voit la déferlante galoper vers nous, on ne peut pas pour autant s’oublier.
The Life of Chuck peine sur son premier acte, trop long pour son propre bien, et verse dans une certaine redondance malgré le talent des interprètes et la délicatesse de cette enfance. Mais la conclusion tire au même constat que la seconde partie. Vivez selon vos valeurs, vos principes, quand bien même ceux-ci paraissent inféconds face à la violence de ce qui vous entoure. C’est la seule clé du bonheur, être en accord avec soi-même quitte à se battre à perte.
Leçon de vie sentencieuse donc. Mais qui a outrepassé sa banalité première et m’a d’autant plus touchée qu’elle a réussi à briser mes barrières par la construction de son dispositif temporel.
Je suis sorti de la salle les yeux embués comme rarement. Les rues de la capitale étaient chaudes, 35°C, et bouillonnantes de vie alors que les concerts de ce 21 juin débutaient. Et je ne saurais dire si ce jour-là, j’étais fatigué et le film m’a eu dans un moment de faiblesse, ou si c’est le film lui-même qui m’a porté un coup. Toujours est-il qu’un peu plus tard, assis à l’ombre avec ma compagne, une bière à la main et un œil sur la scène, la conversation sur un homme vêtu d'un maillot de foot Vegeta m’a amené à donner le synopsis de Naruto à ma chère et tendre, et que quand j’ai précisé que le ninja était orphelin, ma gorge s’est à nouveau nouée. L’anime ne m’avait jusqu’alors jamais prodigué une telle émotion, trivial et lointain qu’il est. Mais Flanagan et King avaient ouvert quelque chose, et accru ma sensibilité, ne serait-ce que le temps d’une soirée (où j’aurais bien dansé, mais il faisait vraiment trop chaud).
Merci Chuck!
Et un petit bonus Carl Sagan, car il faudrait que les discours de cet homme soient enseignés au plus grand nombre.