Attention, ici on divulgâche.

Eggers (bien aidé de ses équipes et de son co-scénariste Sjón) frappe encore, et ne rate pas la cible.

Parmi les qualités du réalisateur qui se confirment dans ce Northman, je voudrais saluer sa capacité passionnée à nous proposer un dépaysement mental radical, à nous immerger dans un monde de représentations et de valeurs complètement différent du nôtre, celui d’époques où les hommes ne raisonnaient pas du tout comme nous le faisons, et ce sans jugement de valeur empesé (par opposition à bien des films contemporains d’une infinie lourdeur, qui ne convoquent le passé que pour le soumettre au facile tribunal du présent, ou à d’autres qui modernisent très trompeusement leurs personnages, pour que le spectateur ne soit pas trop perdu loin de ses précieux repères).

Ici, il me semble très bien restituer ce que l'on croit comprendre des sociétés "païennes" et plus précisément nordiques : sacralité de chaque acte du quotidien, poids écrasant de la fatalité, rapport encore tribal aux relations humaines, où "nous" et "eux" appartiennent à deux humanités radicalement différentes. Le verrou thématique du Northman (inspiré donc de la saga d'Amleth, mais je ne saurais juger de la pertinence de l'adaptation) est ici la loi du Talion, oeil pour oeil, dent pour dent, solidarité vitale et indépassable avec son propre sang, passé comme futur. C'est une porte d'entrée particulièrement indiquée pour traiter de la vision païenne du monde, puisque c'est apparemment sur cette question précise que les mentalités païenne et chrétienne (encore largement la nôtre, même si sécularisée) se sont d'abord entrechoquées, notamment en Europe https://www.jstor.org/stable/23660482

Et le film nous montre à la fois la grandeur et les failles de cette vision du monde, de cet héroïsme qui souvent tourne à la barbarie, de cette fidélité aux siens qui peut virer à la monomanie aveuglante, et ainsi conduire à l'anéantissement mutuel (la pratique systématique de la vendetta se répétant sans fin, dans une cyclicité où l’individu n’a théoriquement aucun libre-arbitre).

Affirmant qu’il a été séduit par les « anti-héros » des sagas et les questionnements moraux qu’ils nous proposent, Eggers nous fait partager le point de vue d’Amleth, mais ne glorifie jamais outrageusement ses actions : ses prouesses guerrières ont de sinistres conséquences, et son cheminement lui fait accomplir de bien plus terribles actions que celles de son oncle Fjölnir (même la mort du fils aîné de ce dernier, pire tête à claque du film, n’est en rien satisfaisante, car effectuée sans cérémonie, lâchement et dans son sommeil). Ainsi, ce ne sont certainement pas un gentil et un méchant qui s’affrontent sur le flanc de ce volcan, mais deux hommes écrasés par la violence et le tragique propres à leur époque, que l'on serait bien en peine de départager (d’ailleurs nul doute que Fjölnir ait lui-même gagné son entrée au Valhalla suite à sa mort glorieuse au combat, pour l'honneur de son propre sang).

Le film évite enfin tout nihilisme rigolard grâce à son premier degré assumé, ainsi qu’à une belle lueur d’espoir dont je n'ai pris connaissance que grâce à une critique en ligne qui évoquait l’identité probable d'un des personnages : soit la fille d’Olga et Amleth, la « Maiden-King » à naître.

Une fille pour trancher le fil du destin

Rappelons que la prophétesse slave incarnée par Björk ne guide Amleth sur son chemin que parce que l'accomplissement de son propre destin permettra à "une autre" (sa fille donc) de commencer à accomplir le sien. Or d'après la date indiquée par le film (qui débute en 895), Amleth et Olga (qui invoque les vents pour qu'ils la ramènent en terre slave) pourraient tout à fait donner naissance à Olga de Kiev, « patronne de la vengeance », de la jeunesse de laquelle on ne sait presque rien, qui serait née entre 890 et 925, et dont on suppute qu'elle possédait une ascendance scandinave). Cf https://en.wikipedia.org/wiki/Olga_of_Kiev

Or, Olga de Kiev, si elle a connu une vie... mouvementée, pleine de sang et de fureur (marquée par un certain raffinement dans les arts de la vengeance), est aussi la grande artisane de la christianisation de la Rus de Kiev, apportant théoriquement et métaphysiquement sa pierre à la condamnation de la loi du Talion, ainsi qu'à un universalisme qui allait peu à peu saper la pratique de l'esclavage.

Du coup je trouve le film encore plus beau, car ça soulève de belles questions sur la continuité et la rupture : la rage et le sacrifice d'Amleth, s’ils sont déjà validés en interne par le référentiel païen, pourraient présenter un beau supplément d’âme car, sur un plan plus large, le destin (ses voies ne sont-elles pas impénétrables ?) en aurait fait un outil pour dépasser le principe même de cette violence (en protégeant sa fille d'un nouveau tour de la roue des vengeances, il lui permettra de contribuer à fonder une nouvelle société que nous qualifierions pour notre part de plus humaniste). Peut-être fallait-il nécessairement que le monde païen effectue cette descente aux enfers (au seuil de Hel) pour que de nouvelles valeurs puissent éclore. Et si ce monde paraît avoir disparu, nous faisons toujours face aux mêmes défis (cf le goût d'Olga de Kiev pour la vengeance), et pouvons bénéficier de ses enseignements, tout particulièrement de sa conscience aiguë de notre incompressible part d’animalité, qu’il veut mieux garder à l’œil pour pouvoir la contrôler.

Enfin, s'il a contribué à martyriser la nation slavo-ukrainienne, Amleth se rachètera en lui donnant sa plus illustre reine.


Panser la blessure sacrée

Comme d’habitude avec Eggers, on retrouve une riche narration visuelle et symbolique dont la présence ravira ceux qui aiment à se perdre dans cet espace sémantique toujours accueillant. Je ne voudrais en aucun cas contrarier ceux qui voient du phallus partout mais, comme pour the Lighthouse, il est bien plus question d'ascension (et de chute) spirituelle que d'organe masculin.


Mobilisant les thèmes de la mythologie nordique pour évoquer quelques questions éternelles, Eggers nous propose notamment de suivre la quête alchimique par excellence, soit celle qui vise à unir les principes masculin (ou actif, yang) et féminin (ou passif, yin) pour sortir de l’état d’incomplétude, de toute unilatéralité dysfonctionnelle dans notre rapport au monde.

Cette quête résonne bien sûr également avec la figure de la « Maiden-King », dont le seul nom évoque cette conjonction des opposés. Bon ceci n’est bien sûr qu’une tentative d’interprétation (appuyée par le fait qu’Eggers ait reconnu être influencé, notamment, par Jung, fervent alchimiste, et Robert Bly, à qui l’on doit un ouvrage nommé… « The Maiden-King : The Reunion of Masculine and Feminine »). Le tout n’est évidemment pas exclusif d’autres grilles de lecture.

Commençons, sorti de l’état d’innocence/inconscience et des jupes de sa mère, Amleth vit directement un traumatisme qui le fige dans son rapport au monde : pour survivre (et dans la lignée de son initiation), il ne pourra compter que sur une virilité totale (le milieu des « berzerkers », émanation par excellence des « Männerbund » groupes rituels de guerriers, dans lesquels des hommes, par choix ou obligation, se réunissaient pour survivre, s’accomplir et conquérir leur place dans le monde).

Nécessaire à sa survie extérieure donc, cette étape ne lui suffira bientôt plus : une prophétesse, à la lumière de la lune, le ramène à son intériorité et à la quête de l'autre versant de son être, le féminin. Il se consacre alors à sa quête, dévoré par les désirs d’abord primitifs qui consistent à vouloir détruire sa némésis (son ombre, dirait l’autre), ainsi que retrouver son paradis perdu en la personne de sa mère immaculée.

Alors qu’il touche au but, sa mère lui propose justement une première conjonction alchimique des opposés, parfaitement contre-nature et dysfonctionnelle : semblant la plus pure incarnation de l’inconstance et de la plasticité (oh l’ironie pour la pauvre Nicole Kidman), soit d’un féminin primitif et non structuré, Gudrun paraît naviguer dans la vie en se soumettant extérieurement aux hommes qui font preuve du plus grand potentiel de violence/pouvoir, adoptant intégralement leur parti si son intérêt l’ordonne (les voyant en définitive comme des objets à séduire pour agir à travers eux et se préserver elle-même, soit la négation de l’autre en version yin). Retrouvant un temps son visage gracieux à la faveur de l’éclairage changeant, elle propose à son fils de se complaire dans le masculin le plus primitif, de céder à la violence la plus cruelle (jusqu’à tuer le jeune Gunnar, ce qu’il n’avait jamais envisagé), pour régresser en sa compagnie dans la fusion incestueuse.

Comme il se doit, Amleth s’oppose à ce projet dégoûtant et préfère effectuer sa coniuctio alchimique avec une figure féminine bien plus saine, soit celle d’Olga, elle-même en quête d'équilibre et dont la douceur s’appuie sur une véritable force de caractère. Après que les deux personnages aient successivement risqué leurs vies pour se secourir mutuellement, prouvant leur amour désintéressé et leur capacité à lier force et compassion, ils peuvent communier en homme et femme libres et équilibrés, en une étreinte aqueuse qui nous rappellera les plus beaux "bains alchimiques".

https://www.imago-images.com/st/0080788912

C’est à cet instant qu’Amleth retrouve l’Unité perdue, par-delà les limitations du monde manifesté, et peut imaginer échapper aux conditionnements de son temps et de son lieu pour choisir sa destinée. Si le sens du tragique le rappelle à l’ordre, ce sera désormais en fidélité à cette expérience de l’Absolu dont il faut protéger les fruits, deux enfants, dont l’une pourrait bien contribuer à trancher le fil du destin.


En somme, le film consiste en grande partie à voir comment Amleth découvre l’autre pôle de son être et du monde (le « féminin » donc, qu’il intègre par l’ouverture émotionnelle) et le met à profit pour déployer pleinement sa nature, développant une virilité (au sens classique) noble et aboutie. Il n’agira plus au gré d’une vision du monde trop unilatérale, où « l’action masculine » laissée à elle-même finit par sombrer dans l’ultra-violence aveugle. Plus équilibré et davantage conscient des liens qui l’unissent à l’Autre (dimension essentielle des voies célestes), il fera de sa « rage bestiale » une fureur chevaleresque, tout particulièrement pour protéger les siens, qui prolongeront dans leur chair sa propre vie.


Cette transmutation permettra à Amleth de réaliser toute la profondeur insoupçonnée du destin qui lui était promis. Non-ironie du sort, alors qu’il se remet en marche contre Fjölnir dans le nouvel objectif de défendre ses enfants, il renoue avec la vengeance qu’il doit à son père, laquelle l’avait justement conduit à s’accomplir entièrement : la boucle est bouclée. D’un seul geste, il dépasse la prophétie binaire qui lui avait été fielleusement annoncée : son destin tragique n’est pas un fardeau qui le coupe d’une partie de ses potentialités vitales, mais au contraire le cadre précis où il peut toutes les déployer.


Je renvoie à Régis Boyer dans son introduction à « l’Edda poétique », le Destin est chez les Vikings la « Divinité suprême » : « toute la grandeur – et toute la faiblesse – du Germain païen est là […] l’Être à l’état pur, c’est le Destin ». Il s’agit de « prendre le Destin en charge, [pour] vénérer le sacré vivant en soi », car « ce qui fait la grandeur de l’homme [viking] ce n’est pas une révolte romantique et vaine contre le sort : c’est de s’en faire l’artisan volontaire, lucide, conscient ».


Enfin dernier point, le film insiste sur la confrontation entre Odin et Freyr, dieux tutélaires d’Amleth et Fjölnir. Ce choix narratif fait clairement référence à la dialectique fondatrice de la mythologie nordique, dont le panthéon fut créé par la rencontre entre deux gangs de dieux : les Ases (menés par Odin) et les Vanes (dont Freyr est l’un des membres les plus émérites).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_entre_les_Ases_et_les_Vanes

Les Ases sont des divinités guerrières, qui luttent frontalement par les armes et se plaisent au mouvement, à la destruction créatrice ; les Vanes sont les maîtres de la fertilité, aimant cultiver leur pré-carré et pratiquer la magie (souvent sexuelle, et tournant parfois autour du tabou de l’inceste, tiens…). On pourrait y voir une autre incarnation de ces idées de « principes actif et passif », et de cette dialectique fondamentale qui sous-tendrait l’univers (mais tout cela reste très schématique et il y a énormément de subtilités, Odin est justement un dieu ambigu qui aime jeter des ponts et brouiller les lignes : il est le patron de la virilité guerrière, mais a également sacrifié son œil pour maîtriser la magie attribuée aux femmes).


Une autre strate symbolique qui n'est pas inintéressante à explorer (notamment au travers des travaux de Régis Boyer, pour nous autres francophones, et de ceux de l'historien Neil Price, qui a travaillé sur le film).


En bref…

Un bien long texte et beaucoup de ratiocinations, je voulais juste partager quelques grilles de lecture, en aucun cas définitives, qui me paraissent rendre hommage à une partie des richesses qu’on pourra trouver dans ce film, et qui n’enlèvent rien à un incroyable expérience de cinéma !

SombreRascasse
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le 5 juil. 2022

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SombreRascasse

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