Film à Oscars ? Oui, mais pas que... (Attention, beaucoup de spoilers !)

THE REVENANT


Voilà bien une critique piégeuse à écrire !
Certains voient dans ce film une performance taillée sur mesure pour l’Oscar, d’autres relèveront les défaillances grossières du scénario, d’autres acclameront un hymne écologiste… et puis il y a le ressenti du spectateur –moi, en l’occurrence.
Alors voilà, à ceux qui renâclent à aller voir The Revenant sous prétexte que « c’est un film à Oscars », je dirai « oui, c’est vrai, c’est un film à Oscars. Et alors ? En quoi cela serait-il synonyme de « mauvais film » ? ». Il faut être bien snob pour bouder une œuvre sous un tel prétexte ! Un point que j’accorde tout de même à ceux-là : la focalisation sur la performance de Leonardo diCaprio. Ils ont raison pour la performance, qui n’a, en vérité, que peut d’intérêt pour l’art cinématographique. On ne demande pas aux acteurs de vraiment plonger dans l’eau glacée, de manger du foie de bison cru ou que sais-je encore ! On leur demande de faire vrai et c’est dans cette nuance que réside toute la magie du cinéma. Sinon – et ce n’est pas moi qui le dit, mais l’éminent André Bazin ! – on rejoint le music hall. On pourrait bien sûr contester cette idée en disant que l’absence de trucage augmente l’admiration du public. C’est vrai, mais ce n’est plus du cinéma. De fait, les « secrets » de tournage révélés au grand public ont effectivement pour unique fonction de faire gagner des points à diCaprio pour l’Oscar. Si on était un brin logique, cela devrait au contraire le desservir, car le jeu d’acteur s’en trouve réduit à peau de chagrin… mais passons.
Devant ceux qui grinceront des dents devant chaque incohérence du scénario, je ne peux que m’incliner. De fait, il est difficile de défendre le lunatisme inconséquent du capitaine quant au sort de Glass (diCaprio). Je m’explique : tout le groupe est mobilisé pour le sauver coûte que coûte alors que son corps a été réduit à l’état de passoire par les griffes du grizzly et que sa gorge est plus que sévèrement entaillée (joyeux euphémisme). Le scénario le justifie par le rôle d’éclaireur de Glass qui, ayant vécu chez les Indiens Pawnee, connaît mieux que quiconque les chemins sûrs qui mènent jusqu’au fort américain. Pourquoi pas. Mais quand un peu plus tard, le capitaine est prêt à l’achever, puis se ravise et lui assigne trois hommes pour qu’ils attendent qu’il expire et lui rendent les derniers hommages, on ne comprend plus. Cela signifie que le capitaine est prêt à sacrifier trois hommes de plus – leurs chances de survie, sans éclaireur et sans carte, étant nettement plus réduites ! – et à l’inverse, cela décrédibilise complètement la fonction de Glass, dont le groupe pouvait donc se passer – ce l’action le confirme puisque les deux parties du groupe atteignent le fort sans véritables encombres avec les Indiens. L’autre défaillance majeure réside dans la rémission des blessures. Au moment où Glass est laissé pour mort, la caméra d’Iñarritu insiste lourdement sur sa cheville, qui n’est clairement pas dans le bon sens… Or, à aucun moment, on ne verra le personnage se faire une attelle, et s’il joue bien sur ses difficultés à se déplacer – au point d’en être réduit à ramper – la fracture disparaît miraculeusement après un passage dans l’eau…
Pour tout autre film, la moitié de ces remarques aurait suffi à me bousiller ma séance. Pas ici. Parce que contrairement à ce que le côté « film à Oscars » suggère, The Revenant n’est pas vraiment centré sur diCaprio. Le personnage de Glass est un prétexte, le scénario est un prétexte. Le sujet, c’est le contexte.
Ce que nous propose Iñarritu, c’est avant tout un huis clos à ciel ouvert, un Survival contemplatif. On est aux antipodes de Birdman, tourné un an plus tôt, où tout le drame se passait dans l’intériorité du personnage, enfermé dans un théâtre de Broadway, lui-même prisonnier du cadre de la caméra. Là, les personnages sont tournés vers l’extérieur, là d’où vient le danger.
L’extérieur, c’est d’abord la Nature ; et la Nature, ici, c’est le Grand Nord – d’une beauté froide, sauvage, sans concession. C’est bien la Nature, incarnée en grizzly, qui va sceller le destin de Glass et qui déclenche réellement l’histoire. Mais ceux qui y voient un film écologique se trompe. La Nature est un personnage, certes, mais c’est un personnage sourd et ambivalent – neutre. Elle est alliée, puisque Glass l’utilise comme refuge, comme cachette, puisque les Indiens l’utilisent comme camouflage et donc arme de combat ; elle est ennemi, car elle repousse les hommes dans leurs limites physiques et impacte leurs esprits. Plus que la voix de la femme indienne de Glass, qui hante ses songes et ses hallucinations et qui chante la supériorité de la Nature de manière somme toute assez agaçante, je retiendrai les images d’Iñarritu. Tantôt grandioses, célébrant l’orgueilleuse immensité du Grand Nord, tantôt en immersion, ou en contreplongée sur la cime des arbres, abritant les drames humains, inspirant le vertige à ceux qui essaieraient de se mesurer à Elle en levant la tête. La Nature est le décor dans lequel les hommes se débattent pour leur survie, pour lequel les hommes se battent.
Et c’est là qu’en définitive, Iñarritu s’en sort plutôt bien : en jouant sur le contexte historique. Au lieu de nous imposer une énième opposition Indiens-Nature versus Blancs-Culture, il diversifie les acteurs. Bien sûr, les Indiens sont toujours en phase avec les esprits de la forêt, ils lisent les traces mieux que quiconque et opposent à la grossièreté des Blancs qui ne pensent qu’à l’argent, aux femmes et à la boisson une dignité sans faille. Oui, mais. Il n’y a pas une tribu, trois sont au moins citées, et ces tribus, si elles sont en phase avec Dame Nature, n’hésitent pas à se massacrer allégrement entre elles, comme le suggère le vieux Pawnee qui partage son foie de bison avec Glass. Il n’y a donc pas un peuple attaché à ce territoire, mais plusieurs, et ce sont des hommes, qui en tant que tels, se tapent dessus. Le pendant existe du « côté des Blancs » : au lieu d’un groupe de trappeurs, on nous en présente deux. Un groupe d’Américains, un groupe de Français. Alors, évidemment, les trappeurs Français exploitent outrageusement les Indiens avec lesquels ils « font affaire », Indiens auxquels ils ont, en tant que malotrus pervers qui se respectent, enlevé sans scrupule la fille du chef, qui leur sert d’objet sexuel ambulant. Le portrait est caricatural, mais il a le mérite de donner une vision paradoxalement moins manichéenne que d’ordinaire : il n’y a pas plus d’unité entre les différents groupes de trappeurs blancs qu’entre les différentes tribus indiennes. Par contre on a des hommes qui, quelle qu’en soit leur légitimité, occupent à leur manière un même territoire, avec toutes les rivalités mais aussi tous les échanges que cela suppose.
Or le danger, c’est souvent l’Autre, « celui qui n’est pas des nôtres ». Et c’est là qu’est la clé de tout le film. Les antagonismes ne sont jamais provoqués par l’argent ou le pouvoir : ils le sont par une atteinte portée à l’intégrité du groupe. En première lecture, le lien filial est le leitmotiv du récit : c’est le souvenir de sa femme, puis de son fils assassinés, qui donne à Glass la force de survivre pour se venger ; c’est en mémoire de son fils que le vieux Pawnee aide Glass dans l’adversité ; c’est parce que les Blancs ont enlevé sa fille que le chef Aris attaque le camp de trappeurs américains et les traque pendant tout le film. Si on s’arrête là, on est tenté d’affirmer que seuls les Indiens ou leurs semblables – Glass, qui rêve et hallucine en pawnee, est en définitive plus Indien que « Blancs » - ont un sens élevé du lien filial. D’où la nécessité d’une seconde lecture.
Tout d’abord, l’élément déclencheur : le grizzly n’attaque pas Glass sans raison, mais parce que celui-ci menace ses petits avec son fusil. Ensuite, il faut pousser la réflexion plus loin. Le capitaine réprouve l’animosité de Fitzgerald (formidable Tom Hardy) à l’égard du « sang-mêlé » qu’est le fils de Glass, parce qu’il considère que Glass fait partie des leurs. C’est en voyant la douleur du fils quand il s’apprête à achever le père qu’il change d’avis et demande à ce qu’il soit enterré dans les formes. Plus tard, c’est autant le souci de faire respecter la loi que l’esprit de corps, de « grande famille », qui pousse ce même capitaine à poursuivre Fitzgerald pour lui faire payer ses actions. Allons encore plus loin. Pourquoi les trappeurs n’ont-ils pas, apparemment, cette sensibilité ? C’est qu’ils sont littéralement déracinés. Le capitaine le reconnaît non sans honte : il ne se souvient plus des traits de sa femme. Et les seules femmes tolérées dans le camp sont des prostituées indiennes. Or, quand Fitzgerald, grand méchant de l’histoire, explique ce qu’il veut faire de l’argent, il dit vouloir acquérir un gentil lopin de terre ; certes, il n’ajoute pas « et me trouver une gentille petite femme », mais on l’imagine aisément : il veut sortir de cet enfer et se poser en fermier…


En définitive, on peut considérer The Revenant comme un « film à Oscars », on peut s’énerver aux multiples erreurs de scénario ou aux lourds flash-back, mais il me semble que le Survival l’emporte : en tout cas moi, je me suis laissé emporter par ces hommes qui luttent dans un milieu aussi sublime qu’hostile.

Violaine_Carry
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le 24 févr. 2016

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Violaine Carry

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