Il est réjouissant de ressentir la jouissance qu'un artiste a ressenti dans son art. The Square est un cas d'école de la mise en scène débridée, du jeu de caméra à la fois contrôlé et déchaîné. C'est une véritable exploration des mille façons d'encanailler le cinéma hors de son cadre, de son "Square" à lui, de ses habitudes formelles.

Ça fourmille de trouvailles en arrière-plan (on comprend après coup le vacarme d'une installation artistique faite de chaises empilées), de mouvements de figurants millimétrés comme une chorégraphie (le jeu de tête des passants attirés par à-coups par les cris d'une femme en détresse au début du film est non seulement lourd de sens symbolique, mais aussi follement esthétique dans son exécution), d'événements hors-champ (des bruitages, des répliques, des portes qui s'ouvrent sur on ne sait qui suivi d'un "tourné de tête" des acteurs encore dans le plan ; des événements anecdotiques comme des faits majeurs de l'histoire : jusqu'à provoquer parfois des mystères dont nous n'aurons pas la réponse; ainsi des cris lointains dans une cage d'escalier, ou les suites d'une chute dans ces mêmes escaliers. Cette chute a-t-elle provoqué une blessure ?), d'idées de situation loufoques ou cyniques (Pourquoi s'étonner ou même évoquer la présence d'un bébé à des réunions de travail ? ou bien Les tentations du rire ou de l'inquiétude de la foule face au syndrome de la Tourette, et la difficulté à comprendre ensemble : et c'est un appel au public du film, comme une malice du metteur en scène "Vous aussi, vous serez tentés de rire")...

Est-ce que cet art flamboyant du cinéma est trop lumineux pour laisser toute sa place à l'histoire ? J'étais plus à l'affût des surprises de la caméra traquant les carrés de notre environnement urbain que de l'évolution des mésaventures qui frappent en cascade ce conservateur d'un grand musée d'art contemporain.

La tempête médiatique qui suit une vidéo validée d'une main trop rapide de sa part est un sujet qui ne cesse d'occuper les discours et débats de notre époque, et pourtant ça ne m'émouvait guère. Son évolution personnelle, la découverte de ses contradictions et les limites de sa bienveillance sociale ne me touchaient pas de plein fouet. Soit il m'a manqué une dimension du discours, soit j'ai trouvé cette transition de la peur dans les couloirs aux anxiogènes spots défectueux (à tous les étages, en plus) à l'apaisement à la fin devant la porte d'un inconnu (dans un couloir lumineux aux spots soudain impeccables) un peu trop simple.
On ne sait trop que penser devant cette succession de plans illustrant la misère envahissant les rues, l'impassibilité de ceux qui la croisent... Peut-être un simple état de fait ? Peut-être un contrepoids à la vanité de la richesse qui s'étale sous les dorures du musée voisin ? (ce qui me paraît un peu simple, également).

C'est bien plus fort lorsque ce fossé est évoqué par petites touches, comme le mendiant dépliant son journal sous ses genoux avant de se courber à terre en écho lointain au journal sous les genoux du conservateur s'agenouillant au parking pour constater une rayure sur sa rutilante voiture, le cri d'un chef cuistot négligé, ou bien le coup de poignard d'une réplique "Vous enlèverez les oignons vous-mêmes" : la violence exercée par la charité.

Mais alors qu'on se demande si on ne trouve pas le temps long, le cinéaste prouve qu'il a un art de la surprise incomparable. Soudain, il dégoupille une pure grenade de malaise qu'il balance à la gueule de ses personnages, de son public, du bon goût et des convenances sociales mêmes !
Cette scène a beau être mise en exergue sur l'affiche et dans les extraits du film, on n'est pas préparés à ce qu'elle déborde autant.
Alors ça ! Toutes les questions sur les limites de l'art, sur la transgression morale, sur la façon de déranger le spectateur en envahissant sa zone d'intimité, sur le jusqu'au boutisme des artistes, tout est là, ainsi qu'un sous-texte sur la perte de contrôle du monde civilisé confronté au monde sauvage, et sur la peur primitive du cerveau reptilien héritée du fond des âges.
Oh bordel, que voilà du grand art, de celui dont on ne sait si notre admiration vient du fait de la hauteur de notre dégoût, ou si ce n'est pas l'inverse.

La chute de cette scène a une évidence presque simpliste, qu'elle fasse partie de la performance (je me le suis demandé après coup) ou qu'elle ne soit qu'un accident espéré par le provocateur pour inscrire le questionnement du public dans le sang. Mais après s'être balancé joyeusement dans cet instant, j'imagine le casse-tête du créateur devant la porte de sortie d'un tel foutoir. S'il n'y en avait pas eue, je crois que ce fût une fin mémorable au film. Mais l'auteur tenait clairement à sa note d'espoir, l'espoir que le Carré utopique où régne un humanisme retrouvé puisse quitter ses frontières géométriques. Autant dire que cette scène de génie fout tout ça en l'air, l'espace d'un instant.

Comme c'est étrange, d'ailleurs, que ce moment de grâce (si l'on peut dire, mais l'on peut), n'ait pas la moindre incidence ultérieure, ni qu'on n'y fasse la moindre allusion. Tout le monde revient à ses moutons.
Était-ce par volonté de laisser cet instant à part ? Ou bien cette parenthèse de folie n'a-t-elle été imaginée qu'après coup, tournée après les derniers claps officiels, et insérée là où on le pouvait ?
Qu'importe, c'est le genre de scène qui projette un film par-dessus les remparts du cinéma.

Oneiro
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le 5 juin 2022

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Oneiro

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