Titane, la deuxième production très attendue de Julia Ducournau, est un film qui multiplie les références, parfaitement assumées d'ailleurs par sa réalisatrice. La principale est bien sûr le Crash de Cronenberg, au niveau duquel elle parvient d'ailleurs à se hisser (il faut dire que ce n'est pas mon préféré du cinéaste canadien).


Mais la première de ses références, c'est elle-même : son Grave a fait tellement de bruit que Ducournau commence par y faire allusion. Malin. D'abord en ouvrant sur une scène d'accident de voiture : on se souvient de la formidable ouverture de Grave avec cette forme humaine surgissant d'un ravin et causant un accident. Ensuite, en reprenant Garance Marillier. Une façon de nous dire : "oui, je suis bien celle qui a signé Grave". Oui, mais "je ne vais pas refaire le même film" : le personnage que joue Garance, inconsistant jusque dans son parlé très cliché ("t'es sérieuse là ?), ne va pas faire long feu. L'expression s'impose dans un film où cet élément est omniprésent : l'incendie de la maison familiale, la caserne de pompiers, les scènes d'entraînement ou d'exercice, la tentative d'immolation finale de Vincent... Et puis le titane, c'est bien cet alliage qui résiste au feu, non ?


Le feu et la glace : car Alexia est un personnage d'une froideur extrême, muré dans une gangue de titane. Le film de Ducournau semble vouloir nous narrer une double libération. Celle de cette jeune femme, ayant subi un traumatisme qui en a fait un monstre de violence : on pense à Nikita, presque une anagramme de titane ! Mais qui, au terme d'un parcours douloureux, va finir par lâcher un "je t'aime" à ce père de substitution. Et puis celle de Vincent, qui hérite enfin d'un enfant, fût-il hérissé d'une colonne vertébrale rutilante.


C'est sans doute là que le film échoue en grande partie. Pas moyen pour moi de ressentir une empathie pour le duo : même les yeux noyés de larmes de Vincent Lindon n'y suffisent pas. Sans doute parce que Ducournau ne nous donne pas assez accès à l'intériorité de ses personnages. En particulier celui d'Alexia : pourquoi tue-t-elle aussi mécaniquement ? A part parce qu'elle a un bout de titane dans le cerveau ? Ainsi tout le début semble-t-il assez gratuit. On pourrait être chez Tarantino, et la fameuse scène "du tabouret" pourrait nous y inviter - la salle s'esclaffait d'ailleurs çà et là -, mais il y a trop de malaise pour qu'on bascule dans ce registre. Comme le récent La nuée, Titane s'essaie à la croisée des genres, exercice de haute voltige dans lequel il ne réussit qu'aux 2/3. Ce qui n'est déjà pas si mal, reconnaissons-le.


Dans son volet "cronenbergien", le film fait mouche, sans jeu de mots. Julia Ducournau confirme ici qu'elle est une grande réalisatrice : plans séquence hypnotiques (celui du hangar où des danseuses se trémoussent langoureusement sur de la carrosserie haut-de-gamme), cadrages travaillés (le visage de Bonello en gros plan avec la télé derrière, qu'aurait pu signer un Steve Mc Queen), coloris "à la Winding Ref'n" (du mauve, du bleu, du orange, comme le montre l'affiche), tout cela crée un style. Surtout, Julia Ducournau réussit quelques scènes superbes : en premier lieu celle où Alexia jouit dans une voiture animée de soubresauts, sommet à mes yeux du film qui renvoie explicitement au meilleur de Crash, la scène de sexe dans la voiture en train d'être lavée ; mais aussi le bal des pompiers, où la danse virile des sapeurs débouche sur un déhanché lascif d'Alexia, assumant de nouveau sa féminité.


Car le film ne cesse d'interroger la frontière des genres, s'inscrivant pleinement dans l'époque : Alexia est à la fois la bimbo, celle qui confirme les pires clichés machos associant femme et grosses bagnoles, et celle qui agit comme un mec, d'une violence sèche et instinctive. Vincent est à la fois le commandant "testostéroné" et celui qui dispense l'amour inconditionnel d'une maman, supportant toutes les rebuffades et lavant les fringues de son petit.


Disons-le, cette ambiguïté est totalement invraisemblable : même avec ses sourcils rasés et son nez épaté (comme par miracle d'ailleurs, en se frappant contre un lavabo : pif tout propre, d'un coup, bien épaté comme il faut), Alexia n'est guère crédible en homme (elle n'a pas de pomme d'Adam par exemple), et surtout on voit mal comment elle peut cacher un ventre aussi énorme, même à l'aide de robustes bandelettes... Julia Ducournau n'en a cure, puisqu'elle veut précisément évoquer l'aveuglement d'un père trop soulagé d'avoir retrouvé un fils. D'ailleurs, personne autour de lui n'est dupe : les jeunes pompiers s'esclaffent de constater que "Jésus est blanc et gay" et la mère ne marche pas une seconde. Vincent met les points sur les "i" face au jeune Rayane : on ne lui parle pas de son fils. Peut-être eût-on pu éviter la scène dans la salle de bain où Vincent assure à Alexia que "qui qu'il soit, [il] sera toujours [son] fils" avant de la découvrir dotée de seins, sans que cela change quoique ce soit. Un peu trop appuyé.


Mais par rapport à cette question du genre, Julia Ducournau sait aussi surprendre et apporter une complexité bienvenue à son personnage. La scène du bus est à cet égard intéressante : Alexia ne prend pas le parti de la jeune femme noire sur le point de se faire agresser par une bande de "relous", elle descend simplement du bus. De même, lorsque la vieille femme secourue par les pompiers a une syncope face à son fils inerte, Alexia, froide tueuse au début du film, est désemparée et s'en remet à Vincent sur l'air de Macarena (l'une des notes d'humour du film, qui relâche un peu la tension). Le film parvient ainsi à garder une frontière floue sur l'identité de l'héroïne.


Transgenre donc, mais aussi transhumaniste : on s'attend à ce qu'un petit Alien émerge du ventre turgescent d'Alexia. Ces scènes sont assez répétitives et éprouvantes, et l'accouchement final - qui répond à l'avortement tenté au début, sur la cuvette des chiottes, à l'aide de la fameuse barrette de cheveux - n'a pas l'intensité que cette attente laissait espérer. Disons-le, Titane réussit moins bien dans sa dimension fantastique, malgré ses qualités esthétiques - nombre de plans sont magnifiques. A bien des égard, le cinéma de Ducournau fait ici penser à celui de Claire Denis (Beau travail pour l'ambiance virile chorégraphiée de la caserne, High Life pour la scène de jouissance dans la voiture qui rappelle Binoche dans sa cabine, et puis bien sûr la présence de Lindon au casting) : il en a les fulgurances, mais également les côtés plus contestables, en particulier la volonté d'impressionner le spectateur, au détriment, donc, des qualités humaines de son cinéma : le cinéma de Claire Denis peine souvent lui aussi, à émouvoir.


Oui, tout bien considéré, si Ducournau a un "défaut", c'est celui de vouloir un peu trop épater le spectateur : on se souvient du GRAVE balancé en lettres énormes, sur une musique agressive, de son premier film. Le coup de poing comme mode d'expression, la chose a ses limites....

Titane, le titre peut être entendu comme le féminin de titan : merci à l'une des plumes de SC qui me le suggère. Alexia est un être entre les dieux et les hommes, comme les Titans, ici mis au féminin. Mais c'est aussi le cinéma de Ducournau qui se veut titanesque, au sens étymologique du terme, et il y a certes du souffle et de l'ambition dans ce deuxième long métrage de la jeune prodige française, que tous attendaient au tournant. Globalement, on peut dire que Julia Ducournau réussit son crash test. Titane est un poil moins excitant, moins inspiré que Grave, mais il confirme que la cinéaste a des choses à dire, et sait les exprimer avec talent.


7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 31 mai 2022

Critique lue 336 fois

1 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 336 fois

1

D'autres avis sur Titane

Titane
Wlade
2

A tout déconstruire, rien ne reste

"Merci au jury de reconnaître avec ce prix le besoin avide et viscéral qu'on a d'un monde plus inclusif et plus fluide, d'appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos...

le 12 mai 2023

174 j'aime

16

Titane
AmarokMag
4

Metal Hurlant

Tout comme Grave, entrée en matière plus remarquée que véritablement remarquable, Titane le deuxième long métrage ultra-attendu de Julia Ducournau se faufile dans la catégorie des films “coups de...

le 18 juil. 2021

131 j'aime

8

Titane
micktaylor78
7

De la haine à l'amour

Découvrir le deuxième long métrage de Julia Ducournau tout juste auréolé de la Palme d’Or à Cannes a forcément un impact sur son visionnage et l’attente que celui-ci peut susciter. Car si on...

le 20 juil. 2021

123 j'aime

42

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

14 j'aime

3