Controversé et interdit dès sa sortie sur les écrans aux Etats-Unis, Titicut Follies est un film précieux qui pose les bases éthiques et esthétiques de son auteur.

D’un point de vue formel, en effet, Titicut Follies ouvre la voie à une méthode employée dans plus de quarante documentaires, tournés par Frederick Wiseman. L’ancien professeur de droit n’a, par la suite, cessé de s’intéresser aux rouages institutionnels, politiques et sociaux de l’Amérique. Dans les années 1960, le format 16 mm et la portabilité des caméras lui permettent de sortir des studios et de définir ses enjeux filmiques, entre fiction et vérité. Comme beaucoup de réalisateurs français du cinéma-vérité, il prône l’absence de commentaire en voix-off et de musique extradiégétique. Il s’en distingue cependant en refusant d’intégrer des interviews, afin de permettre aux protagonistes d’oublier la caméra.

C’est ainsi que nous découvrons ce qui était jusqu’alors caché, à savoir le peuple des fous, ­ses comportements incohérents et ses postures démantibulées. Devant la caméra de Wiseman se succèdent différents types d’aliénés, des délirants aux pa­ranoïaques, des schizophrènes aux pervers sexuels, et avec eux tout un cortège de visages convulsifs, de gestes détraqués, de propos ­obsessionnels. Cette collection de dérèglements agit d’abord comme un violent démenti au corps hygiénique tel qu’il est construit par l’imagerie américaine (publicité, télévision, cinéma). C’est tout le refoulé d’une société qui surgit à travers le noir et blanc quasi ­expressionniste de la photographie.

Mais Bridgewater n’est pas n’importe quelle institution : c’est à la fois un hôpital et une prison. Ses patients ne sont pas seulement soumis à un internement, mais qui plus est à une incarcération, et les soins qu’on leur prodigue ne se distinguent pas toujours des châtiments qu’on leur inflige. C’est ­de cette ambiguïté entre soigner et punir que le film tire sa force subversive, dont le montage appuie l’ironie virulente.

Qui dit montage dit évidemment structure, un mot clé dans l’examen de tout film de Wiseman et ceci est vrai dès Titicut Follies. Le film s’ouvre et se ferme comme un musical, avec un chœur de pensionnaires dirigé avec poigne par un des gardiens du centre de détention. Il s’agit en fait d’une « soirée bénéfice » et l’ironie de cet encadrement n’échappe à personne, le quotidien de Bridgewater, bien qu’on y chante souvent, étant loin d’être un musical. Cette ouverture étant dûment expédiée, le film s’articule très clairement autour d’un certain nombre de discours : le discours politique (le communisme, la guerre du Vietnam), le discours religieux, le discours médical, etc. Ces discours sont liés entre eux par l’humiliation quotidienne qui est le lot des pensionnaires : nudité en cellule, fouilles périodiques, séance chez le psychiatre, sarcasmes et moqueries de tous ordres. Le film atteint un crescendo bien préparé avec la séquence (à la limite du supportable) de l’intubation. Filmée par Wiseman avec une objectivité vengeresse, elle nous révolte par la banalité qu’elle revêt pour le personnel de l’institution : soignant qui fume en procédant à cette délicate opération, absence de mesures hygiéniques (pas de gants, outils douteux, etc.). C’est l’horreur qui, comme le souligne le montage, annonce la mort, seule délivrance envisageable dans un tel lieu – ce que confirme un peu plus tard la comparution d’un détenu, d’une lucidité remarquable, devant l’assemblée médicale de l’institution.

Autres éléments caractéristiques du cinéma de Wiseman et déjà présents dans ce premier film : l’absence de commentaire (voix off ou autre) et de musique. Jamais, quel que soit le lieu ou l’institution filmés – et il y en aura beaucoup au fil des ans – le cinéaste nous fournit-il des informations susceptibles d’éclairer notre lecture : le film nous emmène sur le terrain, nous propose de voir, nous force à regarder et à formuler un jugement, notre jugement – « j’ai horreur des films didactiques… Le film doit fonctionner comme film ». Et si Wiseman ne se prive pas des musiques qui peuvent apparaître spontanément au moment du tournage (il y en a plusieurs dans Titicut Follies, du Chinatown écorché, au solo de trombone), jamais il n’en ajoute qui pourrait influencer notre perception des faits.

Film sur un hôpital-prison, Titicut Follies est d’abord un film sur un groupe d’individus à travers lesquels nous découvrons l’institution où ils logent et qui, assurément, les abîme. Les choix moraux du cinéaste, son éthique, s’inscrivent dans ce choix de toujours privilégier l’individu, de passer obligatoirement par lui pour décrire, au besoin critiquer, une institution, quelle qu’elle soit. Ce choix se traduit par une réelle discipline de filmage, notamment par la place de la caméra, « jamais à plus de sept ou huit pieds de distance » (des personnages), nous dit Wiseman. Par ailleurs, cette proximité s’explique, se justifie, du fait que le cinéaste cherche d’abord à filmer la parole. On parle beaucoup dans les films de Wiseman, de toutes sortes de façons : en réunions, en aparté, en secret ou en cris – comme Jim, le personnage tragique de Titicut Follies, qui ne sait que crier rageusement et qu’un gardien imbécile fait répéter abusivement.

Créée

le 1 août 2023

Critique lue 15 fois

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Procol Harum

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