Cela étonne vraiment qu'un film comme Dragged Across Concrete ne soit sorti qu'en DTV ? On parle quand même d'un film dont les protagonistes sont deux flics violents et à la morale de plus en plus élastique qui suivent des braqueurs en espérant les serrer après leur crime pour partir avec le fruit de leur délit, peu importe les dégâts que lesdits braqueurs causeront. Évidemment que le film est bien plus subtil que ça, que ce soit dans le traitement de ses thèmes principaux que dans tout le reste de ce qu'il contient. Mais je n'imagine pas la sortie en salle d'un tel film ne pas mener à un tollé twittesque, où progressistes autoproclamés dénonceraient une apologie de la violence policière, tandis que les conservateurs autoproclamés accuseraient quant à eux le film d'être une caricature odieuse. Dans cette période de méta-discours tout partout, à tout propos et hors de propos, c'est juste impossible. Et finalement la liberté de ton de Dragged Across Concrete en dit énormément sur le cinéma actuel, rincé, épuisé, trainé sur le bitume médiatique des autoroutes des réseaux sociaux et de la publicité, désespéré d'être aimé et finalement incapable de simplement... dire des choses.

C'est quand même une des beautés du cinéma. Avant l'analyse métatextuelle, qui n'est pas dénuée d'intérêt, regarder un film, c'est quand même avant tout recevoir une vision, quelque chose qui est donné à voir. Parfois c'est un monolithe suspendu dans l'espace. Parfois c'est du cul. Parfois c'est un train qui arrive en gare. Parfois c'est un multivers. Parfois c'est des courses de voitures. Et parfois c'est des connards cyniques qui courent après l'argent en méprisant tout ce qui est sur leur passage, si bien que la seule différence formelle entre les gentils et les méchants, ça devient juste que les gentils, on connait leur histoire, et les méchants non. Parfois aussi c'est l'effet d'un fusil d'assaut sur une main, la violence contre les corps qui fait écho à la violence sociale qui est tout aussi réelle et qui enferme flics et non-flics dans des enfers sur terre où il ne reste plus que la loi du plus fort.

En fait, ça peut être n'importe quoi, et c'est presque toujours intéressant, même quand c'est Fast and Furious (surtout les premiers, beaucoup plus sincères dans leur démarche de montrer des bagnoles), même quand c'est un film qui essaie de dépasser tous les excès comme A Serbian Film, même quand c'est les grandes vérités sur le monde d'un auteur. Sauf qu'on est dans une époque où les films, encore plus qu'avant (la tendance a toujours existé, ne nous leurrons pas), se préoccupent non pas de ce qu'ils veulent montrer, mais de la manière dont ils vont être reçus. Certains diront que c'est une époque trop politique, moi je dirais l'inverse, qu'au contraire les studios de production sont tellement puissants et tellement intéressés par l'argent qu'ils ne pensent qu'en termes de réception, autrement dit de box-office. On en arrive à ce genre de dingueries où des marketeux essaient de deviner ce qui fera venir en masse les gens devant un film Star Wars et qui se vautrent spectaculairement parce qu'ils ne comprennent tout simplement pas les enjeux cinématographiques de cette saga et qu'en réalité ça ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse c'est que les gens commentent l'apparition de Palpatine (ça crée plus d'engagement qu'avec un dénouement plus crédible et surprenant), qu'on puisse interpréter la dernière phrase de Rey comme un message sur la liberté de définir son identité (ça a surtout été compris comme un mollard à la face de la mythologie de l'univers mais bon), bref que le film soit un phénomène culturel avant d'être un film. Avec les conséquences dramatiques qu'on connait (coucou la dernière saison de Game of Thrones qui a subi exactement le même syndrome).

Et dans Dragged Across Concrete (oui ce n'était pas une digression gratuite), les personnages ont des accents de vérité, parce qu'ils sont filmés avec simplicité dans leur intimité. Parce qu'ils peuvent sortir des dingueries qui feraient grimper au plafond la plupart des marketeux. Parce que tu peux t'imaginer, à peu de choses près, que c'est tes voisins. Ce genre de sincérité et de radicalité, on ne trouve ça de plus en plus que dans des séries B, voire Z, assumées, en tout cas en ce qui concerne le cinéma américain, et ça me fait immédiatement penser au cinéma étrange de Panos Cosmatos, qui assume et tire une ligne entre série Z totale et cinéma d'art, au risque de larguer tout le monde, de la même manière que Zahler assume le DTV pour sortir une oeuvre désespérée sur les conséquences d'une société dirigée par l'argent : le règne de la loi du plus fort, où les lions mangent les proies, et où les chasseurs prennent un malin plaisir à tuer les lions pour le sport, peut-être par vengeance, peut-être par opportunisme, ou peut-être juste par plaisir.

Est-ce que c'est bien ? Est-ce que c'est mal ? Peut-être que la vraie question, celle que le cinéma permet toujours de poser, c'est plutôt

Est-ce que c'est une représentation intéressante du monde dans lequel on vit ?

Et là on pourrait oser une réponse présidentielle : "Oui, peut-être".

Antevre
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le 17 juin 2023

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